La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 07 Oct 2018

Signes précurseurs de la fin du monde : chaque semaine, l’Apocalypse en cinquante leçons et chansons. Ou peut-être moins si elle survenait plus tôt que prévu.

Supposons que la date et l’heure de la fin du monde soient connues et qu’il n’y ait plus rien d’autre à faire que de s’y préparer. Dès lors, la grande question va être : avec qui passerai-je mes ultimes minutes ? Avec ma chère épouse ou mon cher époux afin que nous fassions ensemble, main dans la main, yeux dans les yeux, le grand bond vers l’infini ? Avec mes enfants, si ceux-ci ne préfèrent une fête entre copains ? Avec mon chat, mon chien, mon poisson rouge, mon iPhone ? Avec personne, puisque dans le fond chacun vit et meurt seul ?

À tout cela, on peut préférer vivre l’apocalypse en buvant une bonne bouteille avec une ou un ami(e) ayant assez d’humour pour transformer ces derniers instants en vaste blague. Ce type d’individu ne court pas les rues. À quoi ressemble-t-il ? À Deborah Mitford, alias la duchesse de Devonshire, une femme dont le prince Charles a dit un jour : « C’est quelqu’un dont j’apprécierais la compagnie un jour de grand désastre ». On ne peut faire de plus grand compliment. Hélas, « Debo », comme l’appelaient ses amis, est morte avant la fin du monde, en 2014 précisément, à l’âge de 94 ans. Elle était la plus jeune des six filles Mitford, lesquelles ont toutes été de sacrés numéros. L’aînée Nancy fut un écrivain célèbre. Diana épousa sir Oswald Mosley, chef des fascistes britanniques, lors de noces célébrées à Berlin en présence de Hitler et Goebbels. Unity était tombée raide dingue d’Adolf Hitler au point de devenir une intime. Jessica embrassa très jeune la cause communiste et rejoignit la guerre d’Espagne à 19 ans. Pamela fut la plus discrète, et son unique extravagance fut de se marier en noir. Deborah, enfin, fut une duchesse détachée de tout, cultivant un humour cinglant dans la vie comme dans les quelques opuscules qu’elle a rédigés.

Curieux de voir de près une « compagne pour jour de grand désastre », j’ai passé une heure avec Deborah Mitford il y a quelques années, à l’occasion de la parution en France d’un de ses livres oubliables. À mon abrupte question « Racontez-moi donc ce jour de 1936 où vous avez pris le thé avec Hitler, comment était-ce ? », elle avait rétorqué sans ciller : « Voulez-vous dire ‘quelle marque de thé était-ce ?’ ». Debo avait 16 ans, elle était venue à Berlin rendre visite à Unity. Les retrouvailles entre frangines avaient eu lieu dans l’appartement du Führer et la future duchesse en avait principalement gardé ce souvenir : dans la salle de bain, les initiales AH étaient brodées sur chacune des serviettes. Parmi les livres signés par la dernière des Mitford, il y a un recueil de recettes qui commence par ces mots : « Je n’ai pas fait la cuisine depuis la guerre », et sur son rapport à la littérature, Deborah m’a fait cet aveu : « J’ai lu très peu de livres et les terminer m’a coûté tant d’efforts que j’ai fait le serment de ne plus jamais en commencer un autre. »

La compagne ou le compagnon parfait pour l’apocalypse serait donc quelqu’un que rien n’émeut, que rien ne touche, bref qui s’en fout, de l’apocalypse et du reste. Pas sûr que l’on ait envie de passer ne serait-ce qu’un réveillon avec une telle personne. Alors plutôt avec Richard Gere ? Je cite ce nom car, peu après avoir pris le thé avec Debo, j’en ai partagé un avec l’acteur (en promo pour son dernier film) à qui j’ai demandé : « Comment aimeriez-vous mourir, Richard, même si rien ne presse ? ». Il m’a répondu en citant une réplique de À bout de souffle. Jean Seberg demande à Jean-Pierre Melville : « Quelle est votre plus grande ambition dans la vie ? » Et l’autre de répondre : « Être immortel, et puis mourir ». Gere avait ajouté, en français : « La même chose pour moi ».

Donc plutôt Gere que la duchesse, mais comme l’acteur a le bouddhisme chevillé au corps au point d’en devenir un tantinet barbant, continuons le name dropping : Alain Robbe-Grillet. L’écrivain avait été élu à l’Académie française trois ans avant que je ne le rencontre, mais il ne s’était jamais donné la peine d’aller faire son discours de réception. L’Immortel est mort quelques mois après cette brève entrevue, sans avoir jamais siégé sous la Coupole. ARG fut ainsi une des rares personnes à avoir relevé le challenge melvillo-gerien. Cet homme avait plein d’anecdotes rigolotes à raconter, mais il ne voulait pas qu’on les rapporte, et je ne vais tout de même pas trahir le pape du Nouveau roman post-mortem. Mais les meilleures, les plus cinglantes, il s’est probablement abstenu de les confier à un porteur de carte de presse. C’est pourquoi j’aurais bien aimé vivre l’apocalypse avec Alain Robbe-Grillet : il n’aurait plus craint de me balancer les pires vacheries sur Alain Resnais et Delphine Seyrig. Cette délicieuse apocalypse sera pour une autre vie.

Et tout ceci nous amène naturellement à Alain Barrière :

Qui a su dire
Les chemins de l’au-delà ?
Qui l’a su dire ?
Qui le dira ?
Quoi qu’il arrive
J’y veux un monde pour toi et moi
Oui, seulement pour toi et moi
Une autre vie
Il est sans doute une autre vie

Édouard Launet
Signes précurseurs de la fin du monde

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