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Toi, fille (U.S. Girls)
| 02 Nov 2015

“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?

Capture d’écran 2015-11-01 à 14.03.51Comme elle passait par là (en tournée) et que sa musique nous plaît, on décide de regarder les vidéos de Meg Remy, alias U.S. Girls, d’un oeil sans oreille, et un peu éveillé. 

En tant qu’homme, on se dit assez vite que, dans son cas, se mettre en scène comme femme consiste à les incarner toutes à la fois et, par conséquent, à démontrer qu’on ne peut que devenir femme, et non pas l’être. Pour son dernier album, Half free, Meg Remy a produit de nombreuses vidéos musicales. La dernière en date, Sororal feelings, qui correspond au premier titre de l’album, la montre assise, chemise blanche ouverte sur cou dégagé, et fixant plus ou moins la caméra comme si c’était un miroir. Trucage pauvre de faux film muet, la prétendue amorce de la pellicule débordant sur le côté gauche en forme de carré blanc menaçant, étrange. Une femme plus âgée entre dans le cadre et se met à lui couper les cheveux.

C’est une condamnée à mort, telle Jeanne d’Arc chez Dreyer, visage mangeant l’écran et victime divine, mais aussi un changement de genre, bien sûr, du féminin au masculin (la question se poserait d’ailleurs, eu égard à la nature religieuse de toute condamnation à mort, de savoir si l’on peut infliger la peine capitale au genre féminin ou s’il ne faut pas d’abord le réduire au masculin). À propos de cette chanson, Remy, qui a monté la vidéo elle-même, déclare tirer son inspiration d’une question : “Et si tu découvrais que ton mari a couché avec toutes tes soeurs avant de te choisir ?” Autrement dit : “Et si tu découvrais que toutes les femmes sont une seule pour un cerveau mâle moyen, à la fois échangeables et uniques, donc indifférentes ?”

Jeanne pleure, mais elle espère aussi. Elle se demande de quelle duplicité est faite la vie (ce que Godard a montré en faisant pleurer Anna Karina devant Artaud et Falconetti – “Quelle mort ?”). Effet spéculaire déjà aperçu dans The Island Song en 2011. A la même époque, U.S. Girls a tourné une autre vidéo à Lisbonne (avec une caméra numérique et un éclairage de base) qui, dit-elle, vise à faire “le portrait d’une femme semblable à toutes les femmes : ce qui arrive à l’une d’entre nous arrive à toutes les autres.” 

Avec deux éclairages et deux maquillages différents, Meg Remy mime une série d’émotions variée sur une musique qui, elle, est répétitive, soulignant ainsi l’arbitraire de l’expression codée des sentiments.

Etre toutes les femmes (c’est le sens de ce nom pluriel, U.S. Girls, qu’elle écrit aussi parfois “You s. girls”), ou comme elle le dit ailleurs, regarder “du point de vue d’une femme lambda”, c’est aussi atteindre une sorte de neutre, sortir de la différence genrée, être un être humain parmi d’autres, une femme et non pas LA femme.

Cette dernière, la femme à l’article défini, déterminé par l’homme, la femme de tout homme, en quelque sorte, on la retrouve évidemment dans d’autres vidéos, telle Window Shades, qui met en scène les femmes mécaniques du cinéma hollywoodien mais aussi des avant-gardes des années 20 (Metropolis ou le Ballet Mécanique), réduite à une jambe ou une bouche. A cette femme-là, comme on le voit dans le clip, la société tout entière demande de se taire.

meg remy u.s. girls

Éric Loret
Courrier du corps

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