“2017, Année terrible” : chaque semaine, une petite phrase de la campagne des présidentielles passe sous l’hugoscope. Car en France, lorsqu’il n’y a plus rien, il reste Victor Hugo.
Intérieur nuit. Aurélie Filippetti vide le lave-vaisselle tandis que son compagnon Arnaud Montebourg déclame des vers devant le miroir de la cuisine. À la radio, un éditorialiste commente avec un soupçon d’ironie les derniers propos saillants du candidat à la primaire de la gauche. Lesquels furent, sur RTL : « Je suis un petit peu finalement comme Victor Hugo quand il exaltait ‘le travail fier’. Moi, je crois à la société du travail parce que c’est l’outil de la dignité du citoyen. »
Filippetti : Tu peux me filer un coup de main, Arnaud ?
Montebourg : Excuse-moi, je travaille. Ce mot, plus profond qu’aucun autre, est dit par l’ouvrier et redit par l’apôtre ; le travail est devoir et droit, et sa fierté, c’est d’être l’esclavage étant la liberté. Le forçat du devoir et du travail est libre.
Filippetti : Lâche-nous cinq minutes avec Hugo et viens m’aider à ranger les couverts.
Montebourg (haranguant un public imaginaire) : Amis, je me remets à travailler ; j’ai pris du papier sur ma table, une plume, et j’écris ; j’écris des vers, j’écris de la prose ; je songe. Je fais ce que je puis pour m’ôter du mensonge, du mal, de l’égoïsme et de l’erreur ; j’entends bruire en moi le gouffre obscur des mots flottants. Je travaille.
Filippetti : Eh ! Oh ! Tu m’entends ? C’est moi qui fais tout le boulot dans cette maison !
Montebourg : Mais ne t’énerve pas, ma chérie. Tu verras, à l’Elysée il y aura plein de gens pour vider le lave-vaisselle.
Filippetti (furieuse) : On n’y est pas encore, et c’est déjà moi qui me suis tapé la cuisine ce soir. Tu as passé l’aspi dans la chambre ? Qu’est-ce que tu fous ?
Montebourg : Je travaille.
Filippetti : À quoi ?
Montebourg : Mais… à tout, car la pensée est une vaste porte à chaque instant poussée par ces passants qu’on nomme Honneur, Devoir, Raison, Deuil, et qui tous ont droit d’entrer dans la maison.
Filippetti : Tu te paies ma tête dans les grandes largeurs, là, non ? Je vais compter jusqu’à cinq, et si tu…
Montebourg (se tournant vers sa compagne) : Ma minouchette, pourquoi te mets-tu dans un état pareil ? Ne vois-tu pas l’avenir glorieux qui se dresse devant nous ? N’entends-tu pas la voie du Destin qui m’appelle ?
Filippetti : Un.
Montebourg : Comment peux-tu ne pas comprendre que c’est Victor Hugo qui guide mes pas, mon action, ma vie ? Qu’il me faut tout entier entrer dans la peau du personnage ? D’ailleurs, dans mon discours de Frangy en août dernier, je crois que j’avais été parfaitement clair : « Victor Hugo nous montre le chemin de la nouvelle France. » Et tu viens me parler d’aspirateur !
Filippetti : Deux.
Montebourg (affable) : Sais-tu que j’ai téléchargé les œuvres complètes de Hugo sur Amazon pour seulement 1,79 euro ? Il y a là-dedans de quoi faire mille discours. En plus, c’est cherchable par mots-clé, c’est super pratique.
Filippetti : Trois.
Montebourg : Le « travail fier », je l’ai trouvé dans L’Homme qui rit, tu sais quand Hugo écrit que Gwynplaine avait quitté le réel pour le chimérique, le vrai pour le faux, l’amour pour l’orgueil, la liberté pour la puissance, le travail fier et pauvre pour l’opulence pleine de responsabilité obscure, etc.
Filippetti : Quatre.
Montebourg : Maintenant je crois que je vais piocher dans Les Travailleurs de la mer. Il y a plein de jolies phrases comme « Les coquillages sont de grands Seigneurs, qui, tout brodés et tout passementés, évitent le rude et incivil contact de la populace des cailloux ». Mais celle-là, je vais avoir du mal à la caser.
Filippetti : Cinq.
Une assiette vole à travers la cuisine.
Montebourg : OK, OK. Je vais ranger les fourchettes, ma biche.
Édouard Launet
2017, Année terrible
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