“Tu as déshonoré la mémoire de mes ancêtres !” C’est en de pareils termes qu’une illustre figure de l’intelligentsia parpaillote (oui oui, ça existe, et pas qu’un peu) a interpelé Lionnel Astier, auteur de La Nuit des Camisards – et déjà portraituré ici. Et ce n’est là qu’une réplique dans le florilège que lui valut sa pièce, inquisitions, excommunications et mises à l’index… alors même qu’elle rassemble des centaines de spectateurs par soir, jusque dans des sites difficiles d’accès ou sous les orages cévenols. Alors pourquoi tant d’ires ?
Le soir où, il y a deux étés déjà, je montai sur les hauteurs d’Alès pour découvrir le spectacle, donné en nocturne et en extérieur, je dois bien avouer que j’appréhendais quelque peu, d’autant que sa caution avait servi de déclic au film. Comme j’évoquais mon projet sur les Camisards, contre toute attente mon producteur Thierry Aflalou s’était enthousiasmé, se souvenant que son ami Lionnel en avait fait dramaturgie – sans doute pourrait-il nous soutenir !
Au vu des grandes affiches couvrant les Cévennes, je craignais le syndrome Puy du Fou : quelque pittoresque Son et Lumière, avec tableaux vivants, figurants travestis, musiques pompières, et feux d’artifice pour achever le touriste (et le fédérer auprès du ministre en campagne, mais c’est là une toute autre farce). Mais ce ne fut que bonnes surprises, inspirées du sempiternel maître Shakespeare, resté la référence pour raconter la grande Histoire par les petites. De quoi est faite cette Nuit ?
Structure dramatique digne de ce nom – la révolte d’une soirée sur le Bougès se joue dans sa classique unité d’action, de temps et de lieu, que brouille toutefois le ballet bien baroque des personnages, hommes et femmes qui se trouvent ou se ratent d’un coin à l’autre de la montagne. Exigence de l’écriture, tirades ou stichomythies, cris ou complaintes – travaillé pour faire “sonner” ses formules, le texte trouve son équilibre entre échos d’époque et tournures d’aujourd’hui. Mise en scène à la fois chorégraphique et immersive, architecturée sur un grand dispositif “en croix”, planté au milieu du public assis à même le sol – les spectateurs montent à travers la forêt, y rencontrent prophètes du Désert et tambours du Roy, avant de s’installer entre les quatre chemins qui font ici estrade et carrefour. Justesse et puissance de l’interprétation, portée par un casting bien senti – chacun tient sa partition, en une jolie polyphonie d’accents et d’énergies. Registre tragi-comique qui invite l’humour dans une si grave affaire, burlesque ou ironie – et ma crainte d’un hommage sévère, tout imprégné d’austérité huguenote, se dissipe dès l’ouverture, lorsqu’une prophétie fondée sur… les poux portés par l’un des paysans, libère un grand rire cathartique.
Mais peut-être est-ce là que le bât blesse – le rire, premier de toute une série de décalages, déplacements, déviances, avec l’Histoire comme avec la Foi que ces héros éponymes incarnent.
La pièce pose d’abord la question de la fiction, de la liberté qu’elle prend avec le réel. Le réel, il en question dans chacune des conférences historiques consacrées par des spécialistes à la geste camisarde, offerte en préambule de la représentation. Mais le réel, Lionnel Astier revendique de lui infliger les outrages du créateur, soucieux non pas de faire œuvre documentaire mais de “susciter de l’émotion”. Ainsi de ce personnage de pasteur, condamné aux galères et revenu au pays, si improbable qu’aucune archive n’en atteste un exemple. Qu’importe : son odyssée pathétique, pour retrouver fille et foyer, nous parle bien mieux des douleurs de l’exil que chiffres ou décrets…
Mais il y a plus grave : ce même Ulysse cévenol finit sa quête par un geste de blasphème, impensable à tout protestant qui se respecte. Quasi-manifeste athée ou anticlérical, il jette par terre la Bible en tempêtant “que de sang versé pour ce Livre !” Anachronisme qui choque l’expert, sans doute ; mais scandale théologique plutôt, qui blesse le croyant – et le drame de Lionnel Astier, écrit en 2008, de retentir soudain différemment, après les attentats de Charlie et d’ailleurs… Car du sacré dont nous parlions tantôt, Astier veut faire sentir le souffle, mais il n’en respecte pas la lettre ni n’en accrédite la thèse. Si l’on partage leur rage, presque tous ses Camisards n’en méritent pas moins le terme de “fanatiques” qui leur fut réservé alors, l’une hystérique, l’autre illuminé – si bien qu’au cœur de cette nuit “pleine de bruit et de fureur”, ce qu’il reste de bon sens ne revient qu’à un prêtre humaniste et à une mère inquiète…
Signe aussi que le Musée du Désert, temple de la mémoire camisarde depuis des décennies, s’est prodigieusement ouvert au vent du dehors – sans doute pour prolonger l’Esprit même de la Réforme, mouvement perpétuel de la pensée critique. Même avec un tel crédo, La Nuit des Camisards y commence sa tournée de l’été, sur une vaste clairière perchée au-dessus du Mas Soubeyran, demeure de l’impétueux chef Rolland à Mialet, devenue enceinte du Musée. C’est d’ailleurs là que nous avons mission avec mes opérateurs son et image, d’en faire “captation“, à deux caméras et en son stéréo.
Comment filmer un tel dispositif, où tout n’est que contrainte ? Pas de “quatrième mur” dans cette fresque à 360°, ni d’éclairage autre qu’une boule chinoise géante, suspendue dans les airs. Par la grâce de la technologie, cette lune d’artifice se révéla suffisante. Et avec Pierre, nous convenons de tout dédoubler : la focale courte chargée du plan large, secondée d’une longue focale qui va chercher les gros plans ; et l’axe choisie pour la première session, complétée de l’autre côté au second soir. Rien de bien révolutionnaire, mais nos engins, intrus dans un tel cercle sacré, suffirent à déclencher quelque ire céleste… Car voici que l’Éternel nous châtie, et fait chuter nos machines, comme dans l’Ancien Testament si cher aux Réformés, il abîme peuples ou cités coupables de pêché. Une caméra tombée par terre, écran fracassé – et une belle panique au moment décisif, juste avant le début… Et les deux longues perches des micros, effondrées sur le crâne d’un spectateur – et du vrai sang au milieu de tant de faux, mais plus de peur que de mal, par miracle…
À croire que Dieu en personne veillait à doubler la mise en scène de Gilbert Rouvière, d’une autre qui nous était destinée. Ou peut-être est-ce l’inverse… Une saynète écrite par Lionnel, faussement anecdotique, joue de l’hypothèse du prophétisme comme “société du spectacle”. Plutôt que prodiges divins, et si leurs transes mystiques n’avaient été que des performances audiovisuelles, orchestrées par les chefs Camisards pour captiver et chauffer leur audience ?
De ce Théâtre sacré des Cévennes dont Maximilien Misson, protestant normand réfugié en Angleterre, fit un titre pour son recueil de témoignages en 1707, mon ami comédien Emmanuel Faventines parle aussi. Lui qui raconte comme personne le Grand Nord de Jack London, pense avoir retrouvé, dans son métier de conteur et acteur, et plus encore exercé à la lueur de la lune et au creux de la forêt, quelque chose des “inspirés” qui font vibrer les mots et révéler des mondes. Dans sa fameuse fiction de 1972, René Allio filme bien la foule en transe face à Abraham Mazel, subjuguée par l’hypnose d’un show bigger than life.
J’ai souvent pensé, jusque dans les pages d’une autre rubrique tenue ici, que tout film portait la mise en abyme de son propre art. En débutant une telle aventure documentaire, moi-même fils de conteur, sensible au Verbe majuscule que les gens de théâtre partagent avec les hommes de chaire, je ne me doutais pas trouver ici, sous les arbres des assemblées au Désert, un tel reflet en ce miroir.
Thomas Gayrard,
du 1er au 5 août 2016, de Mialet à Champdomergue
La Nuit des Camisards, texte de Lionnel Astier, mise en scène de Gilbert Rouvière, Compagnie Zinc Théâtre, reprise probable à l’été 2017 en Cévennes.
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