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Captain America – Civil War, Renaissance de la Tragédie
| 16 Mai 2016

captain-america-civil-war Décidément, il y a quelque chose de pourri au royaume d’Amérique… Et en effet, que de troublants échos, résonnant d’un monde qui s’écroule, si l’on compare le dernier né Marvel avec celui de son éternel rival DC Comics – Superman versus Batman, chroniqué ici-même. Sur scène, quasiment le même drame : un duel entre icônes pop et frères ennemis, chacun à la tête d’une des factions du collectif Avengers. Entre l’épique soldat Captain America, comparable à Superman, et l’ironique dandy Iron Man, plus proche de Batman, cette “guerre civile“ fait acmé d’une bataille idéologique entamée depuis quelques films, révélatrice de l’Amérique post-11 Septembre : une querelle des Anciens et des (post-)Modernes, entre la foi classique en l’action juste, et sa mise en crise à “l’ère du soupçon“. Voilà pour l’affiche, face-à-face mythologique organisé pour hystériser le public geek mondialisé – et premier sombre augure de nos temps : la dramaturgie du jour est un fratricide. Le conflit ne vient plus du hors champ, de quelque agresseur étranger – mais bien de la profondeur de notre propre champ, plus encore s’il se creuse du dispositif 3D.

Car cet opus partage avec celui de DC Comics un même enjeu politique, et une même catharsis traumatique : la question morale du dommage collatéral, qui interroge la légitimité et la responsabilité de la violence à l’heure de la terreur. Ainsi de deux scènes emblématiques, qui semblent reprises telles quelles de Superman vs Batman : d’un côté, un attentat souffle un gratte-ciel, énième image-fantôme parano du World Trade Center ; de l’autre, un personnage secondaire révèle au premier rôle son rôle premier dans la mort d’un proche… Entre les deux leaders Avengers en effet, les hostilités s’ouvrent lorsque les autorités décident d’ “encadrer” leur troupe d’élite, elle qui agit sans mandat à suivre ni compte à rendre. Perturbante expérience alors pour le spectateur, à qui l’on projette le final des précédents épisodes, pour qu’il n’y voie non plus l’apothéose qu’il a applaudie tantôt – mais une catastrophe globale, retentissant du chœur des anonymes disparus aux marges du champ où triomphent les superstars. Comme si l’on s’intéressait enfin aux destins des figurants sacrifiés sur l’autel des vedettes, pauvres pixels ou silhouettes floues passés par pertes et profits de telles titanomachies… Et Marvel de reformuler l’apostrophe de notre époque : un mort africain vaut-il infiniment moins qu’un américain ?

Mais là où Superman vs Batman se résumait trop vite en concours d’engins entre hyper puissances viriles, ce film-ci se revendique éloge de la complexité. Et tant pis pour les cinéphiles restés bloqués au siècle dernier, pour qui, sous prétexte de lois du marché et de codes du genre, un tel blockbuster est forcément simpliste. Même la surenchère du show, qui consiste ici à faire sans cesse sortir de la coulisse de nouvelles figures que le public reconnaît dans un murmure, devient un défi pour notre cerveau, comme enivré d’un trop vaste réseau de références et de récits. Ce qu’on appelle l’Univers Cinématographique Marvel (MCU), grande trame fictionnelle aussi inextricable qu’une toile de Spider Man (car oui, comme son alter ego miniature Ant Man, l’Araignée débarque aussi sur le plateau, pour son troisième reboot et interprète en 15 ans !).

S’invente ainsi le film de super héros choral, film-Frankenstein fait des morceaux d’autres, qui marche sur une jambe d’Iron Man puis pose un pied de Captain America… Diabolique stratégie marketing pour vendre en continu de la license Happy Meal, diront certains. Et je leur répondrai : invitation à penser le monde selon une logique réticulaire, rhizomatique, dans toute la richesse de ses perspectives et de ses connexions. En 2h30 de dialogues et de poursuites, il nous faut replacer chaque protagoniste dans sa propre saga, suivre les lignes secondaires affectives qui lient tel ou tel, comprendre l’intrigue elle-même faite de fausses pistes et de doubles jeux…

C’est même la complexité physique de notre monde moderne que parcourt la caméra, fût-elle virtuelle. Plasticité sans fin des espaces, raccourcis ou détours qu’explore la chorégraphie de l’action en torsades de travelings, de l’avant à l’arrière-plan de la 3D – dédale de coursives, étages, tunnels… peuplé d’Icares et de Minotaures en quête d’une issue. Diversité des habitus contemporains que déploie une folle scène centrale, quand les deux clans Avengers se clashent dans l’arène aux gladiateurs d’un tarmac. S’exhibe alors le virtuose et virevoltant ballet des pouvoirs, psychés et cinétiques de chacun, autant de singularités qui se combinent ou s’affrontent jusqu’au vertige, quand se superposent envers et endroit, micro et macro, ami et ennemi… Sophistication aussi de la technologie dont la synthèse numérique fait réalité augmentée aux corps des acteurs, plus transhumaniste que jamais : toute une machinerie cybernétique, hyperconnectée et ultratéléscopique, armes ou prothèses qui elles aussi se déplient en réseau. Porté par le réalisme Marvel des décors urbains ou intérieurs, ce monde complexe est bien le nôtre, loin des fantasmatiques Metropolis / Gotham de DC Comics.

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Mais il n’y a de vraie complexité qu’humaine, et c’est là où le film surprend. Car c’est une histoire sans méchant ni manichéisme : il n’y a ici que des victimes, même les pires coupables, et chacun n’est que le dommage collatéral de l’autre. Là où Superman vs Batman s’achevait sur un monstre alien géant de plus, l’armée de surhommes qu’on nous annonce ici pour Apocalypse n’est qu’un leurre. Les scénaristes préfèrent orchestrer conflits intimes et idéologiques entre super gentils, selon la punch line qu’ils se renvoient à la face : “Il a tort, mais il croit qu’il a raison, et c’est pourquoi il est dangereux”. Chacun a ses raisons, ou plutôt ses passions : obsession de la faute et spirale de la vengeance – à quoi le film oppose le choix résolument progressiste de la justice -, cicatrices inachevées et plaies restées vives sous ces visages de vainqueurs qu’avec une jolie insistance, les frères Russo filment en gros plans 3D.

À l’image du générique de fin, tout en ruines et crépuscules, ce monde est un champ de bataille après la guerre, hanté d’ombres qui pèsent en nous plus lourd qu’une armure de métal ; un bunker ou un cimetière où nous restons cloîtrés sous terre avec ceux que nous n’aurions pas voulu voir partir, ou que nous craignons de perdre… D’où ce filtre charbonneux apposé à l’image, voile de deuil que porte le film. La noirceur est ici plus qu’une esthétique, c’est une métaphysique – une métaphysique de l’amour, quand face à la mort, il se change en haine ou en angoisse.

Et la dynamique de démultiplication des personnages de s’inverser en dramaturgie minimaliste, jusqu’à un final si sobre, dans un catafalque de béton si dépouillé, au milieu des neiges de Sibérie, qu’il s’abstrait en estrade shakespearienne pour un dénouement autosuffisant, sans feux d’artifice ni deus ex machina. Ne restent alors plus que trois êtres enfermés comme fauves en cage, dévorés de l’intérieur, et piégés pour se dévorer entre eux…

On a abusé ici-même de la métaphore olympienne pour évoquer les super héros, modernes Dieux antiques dont Hollywood se ferait l’Homère. Mais il en est plutôt ici l’Eschyle ou le Sophocle, tant ce pur produit US, aussi merchandisé soit-il, s’acharne à retrouver la leçon existentielle héritée des Anciens, celle qui se jouait jadis parmi les pierres et les herbes des théâtres de Grèce. Nous sommes tous prisonniers de nos bonnes raisons et de nos mauvaises passions respectives, agis malgré nous de spectres et de pulsions, otages d’une vie absurde dont le conflit est le principe, et la mort le substrat : rien de moins que le tragique.

Thomas Gayrard

Captain America – Civil War, film américain de Joe & Anthony Russo, avec Chris Evans, Robert Downey Junior, Scarlet Johansson… 

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