Le genre idéal est noir. Comme un polar, un thriller, une enquête judiciaire ou un roman naturaliste. Et c’est de l’humain, de la tragédie grecque, du meurtre, en série, passionnel, accidentel, d’État, ordinaire parfois.
Un crime. Un de plus en ce bas monde. Banal ou presque. Dans le petit village de Mégère, près de Grenoble, en pleine nuit. Une détonation. Une vieille dame est trouvée morte dans sa chambre. Sa gouvernante est incapable d’aider l’enquête et un inconnu agonise dans le jardin, une pierre enfoncée dans la bouche. L’ambiance est au mystère, à la violence rentrée, à l’ambiguïté tenace. Comme dans Simenon, décors et personnages sont là en peu de mots et gardent à chaque phrase, la possibilité de surprendre. Une eau sombre dort dans le décor quand on ne croyait voir que du bleu limpide et rassurant. Un Crime est un jalon essentiel sur la route du roman policier ; un roman qui commence par “Qui va là ?” comme la question posée au voyageur à la porte d’une citadelle. Ami ou ennemi ? Diable ou Bon Dieu ? Où vas-tu frère ou sœur ? Mais surtout pour quoi faire ?
La réponse, peut-être, se trouve derrière le volet qu’ouvre une bonne de curé méfiante à trois heures du matin. Un jeune prêtre vient d’y frapper d’une main frêle. Un curé débutant, fin comme une fille, sorti des ténèbres les doigts gelés, seul, accompagné des étoiles et du roulement féroce du vent. Un être malchanceux. À peine est-il dans sa chambre, qu’il entend au-delà des pâtures, deux cris, un coup de feu… Un crime donc. Voire deux. Dans un village où il n’arrive jamais rien, comme dans Un roi sans divertissement, le chef-d’œuvre de Giono, la norme n’est pas de mise et tord le réel. Des évènements étranges. Avant que d’autres faits ne s’enchaînent. Un crime, comme l’annonce d’emblée le titre. Et derrière le singulier, l’éventualité d’un pluriel, une mort s’ajoutant aux autres, pareille à une goutte d’eau qui précède l’averse, comme la première ombre du crépuscule transforme la lumière en orange et annonce le noir.
Bernanos le dit dès la couverture, dans le choix de son titre, comme une excuse de l’avoir écrit, il s’agira dans ce livre d’une affaire triviale. Un meurtre. Ne pas tromper le lecteur. L’auteur de Sous le soleil de Satan et de La joie, prix Femina 1929, cède là en 1935 au genre populaire pour éponger ses dettes. Il porte sur la condition humaine un regard sans concession qui annonce les romans noirs de la littérature plus contemporaine. Les ingrédients traditionnels du genre sont connus, mais la tambouille est d’exception. Bernanos, avec ce bijou, s’affirme en précurseur essentiel au même titre que Poe, Gaboriau ou Collins. Gêné de traiter d’un sujet si simple pour nourrir les siens, il fait d’un travail alimentaire un monument qu’il camoufle discrètement, comme un délit, sous les aspects d’une histoire ordinaire. La construction est imparable, d’une grande modernité. Le contenu annonce les grandes thématiques du genre de la deuxième moitié du vingtième siècle : sexe, amour interdit, mensonge social, usurpation d’identité, schizophrénie peut-être…
Trop catholique pour être lu par les lecteurs rebelles, égaré dans la sous-littérature de gare pour les autres, Bernanos a vu son roman caviardé par les préjugés. Quel dommage. Psychologie fine et puissance des mots. Ambiguïtés et manipulation. Amour du mensonge. Enquête difficile où se perd le juge que le lecteur regarde, comme une mouche dans un verre, taper sur les bords d’une inconcevable vérité. Tellement simple pourtant. Avec une réponse donnée dans les dernières lignes en miroir à la question première : Qui va là ?
Broyons les individus, nous n’aurons que violence. Obligeons à la dissimulation, nous fabriquerons des monstres. Des façades humaines parfaites qui, le moment venu, la peur transformée en folie, avaleront leurs proies avant de se détruire. Un crime parle des identités bafouées. Les manifs pour tous peuvent bien s’agiter, un fait demeure : nier la diversité des humains et de leurs choix ne conduit qu’au chaos.
Lionel Besnier
Le genre idéal
Un crime, Georges Bernanos, Libretto
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