« Diogène en banlieue » : Heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.
Le bac approchait à grands pas. La première épreuve, celle de philosophie, était programmée pour le lundi en huit. Mon programme était pourtant loin d’être bouclé. Après notre installation au Cinéclair, les incidents s’étaient multipliés. Au total, je n’avais pu donner qu’un seul cours, et encore ! Le rideau de scène s’était décroché pour me tomber sur la tête au moment où je m’apprêtais à parler de Hegel.
Il était un peu plus de 17 heures quand je m’apprêtai à commencer ma dernière leçon de l’année. Tel Sisyphe, je me sentais écrasé par l’absurdité de la tâche. Il y avait tant à faire ! Et comme je ne voyais pas comment finir mon programme de philosophie, je ne voyais pas non plus par où commencer. Dans le doute, j’avais choisi de ne rien préparer, faisant confiance à ce que Socrate appelle son démon. Peut-être trouverais-je l’inspiration sur le moment. Mais de quoi parlions-nous ? demandai-je aux élèves afin de vérifier ce qu’ils avaient retenu des précédentes et déjà lointaines séances. À ma grande surprise, plusieurs mains se levèrent dans un enthousiasme qui me revigora instantanément. J’interrogeai d’abord Cécile sans doute parce que son visage affichait une joie très communicative :
– Nous cherchions à savoir si nous pouvions expliquer une œuvre d’art.
C’était tout de même un peu court. Nous avions vu bien d’autres choses. Je regardai la classe, qui comprit sur le champ. Moi, monsieur ! Moi, monsieur ! Ils avaient tous leur mot à dire. Puis c’était un peu notre séance d’adieu aujourd’hui. Je donnai la parole à Isabelle, qui gardait le cap qu’elle suivait depuis le début de cette année scolaire quelque peu mouvementée :
– Nous avons vu que les femmes n’étaient pas des tableaux !
Les élèves prirent ensuite la parole sans me laisser intervenir.
– Nous avons remarqué qu’on désirait souvent ce qu’on nous dit de désirer.
– On a parlé de la nature !
– Et de la culture, monsieur !
– On a vu que la beauté pouvait être difficile à expliquer !
– Indescriptible, monsieur !
– Qu’elle était un problème !
– Oui, et grave même !
– On a parlé de la rationalité !
– De la religion aussi !
– Des sciences !
– Du bonheur !
– On n’était pas d’accord, bien sûr !
– Vous nous avez dit qu’on pouvait vivre dans le désaccord !
– Que c’était le sens de la démocratie !
– Discuter sans chercher à imposer à l’autre son point de vue !
– Que la vérité était intolérante !
– Que les maths étaient intolérantes !
– Que nous n’étions pas seulement de petites équations !
– Qu’on était mieux !
– Qu’on était pires !
– Plus compliqués !
– Inexplicables !
– Des œuvres d’art peut-être ?
Puis, comme après la tempête, ce fut à nouveau le calme. Les élèves attendaient que je reprenne la barre.
– Bien. Très bien même ! Continuons ! Faut-il admirer en silence les œuvres des maîtres anciens ? Youssef ?
– Dans une sorte de prière muette adressée au beau ?
– Exactement ! Très bien vu, très bien dit ! Vous prenez rarement la parole, Youssef, mais quand vous la prenez, ce n’est pas pour des prunes ! Quelle conséquence tirer de la remarque de votre camarade ? Antoine ?
– Il y aurait une religion de l’œuvre d’art ?
– Parfait Antoine ! Vous avez progressé ! Et peut-on se satisfaire de cette religiosité ? Louis ?
– Vouer un culte à l’art, moi, je trouve ça emmerdant !
– Précisez !
– Quelle drôle d’idée, limite malsaine ! Regarder une œuvre seul dans son coin !
– Y-a-t-il d’autres remarques sur l’étonnement devant la beauté ?
– Moi, monsieur !
– Allez-y, Samuel.
– On dit qu’il existe des gens qui volent des œuvres d’art rien que pour pouvoir les admirer tranquilles chez eux. Ils s’en foutent des autres, ils s’en foutent d’exprimer quoique ce soit devant les chefs-d’œuvre !
– Isabelle ?
– C’est des ordures, monsieur !
– Isabelle ! Modérez vos expressions !
– Des salauds ! Il faudrait leur casser la gueule !
– Jean ! Essayez de construire une objection un peu plus nourrie ! Leïla ?
– L’hypothèse d’une admiration muette des œuvres est contredite par l’expérience ordinaire de l’art. Quand je sors d’une projection, il faut que je parle du film. C’est tout à fait impératif !
– C’est une bonne objection. Samuel ? Vous voulez poursuivre ?
– Non ! Je voulais seulement dire que ceux qui dérobent les œuvres d’art sont des sortes de fascistes. Je suis d’accord avec mes camarades. Les œuvres appartiennent à tous.
– Bravo Samuel ! À bas le fascisme !
– Mais enfin ! Vous êtes hors sujet !
– Monsieur ! Il faut aller dans les châteaux décrocher les tableaux et les rendre au peuple !
– Ouvrir les maisons des bourgeois et reprendre ce qu’ils ont volé !
– Proudhon a raison ! La propriété, c’est le vol !
– On mettra les tableaux dans les supermarchés !
– L’art doit circuler !
– Cécile ! Qu’est- ce qu’il vous prend ? Vous rejoignez la contestation ?
– Mais, monsieur ! Vous avez vu nos conditions de travail ? C’est fini les belles phrases. Il faut agir !
– Albert ?
– Il faut transformer le monde, monsieur. On ne peut plus se contenter de l’interpréter.
– Youssef ? Une nouvelle observation ?
– Albert a raison ! Il faut renverser la société ! On en a marre des prières !
– Alors vous aussi, Youssef ? Vous êtes tout à fait en colère ?
– Oui, monsieur ! Très en colère ! On nous prend pour des crétins !
– On nous endort !
– On veut que nous soyons tout à fait abrutis !
– Bien dociles !
– Très manipulables !
– Yilmaz ?
– C’est comme dans le texte de Kant que vous nous avez fait étudier. On veut nous enfermer dans le parc à bestiaux, avec des téléviseurs pour qu’on ne s’ennuie pas !
– Et plein de journaux gratuits pour qu’on soye tous bien cons !
– Xavier ? Ne me dites pas que –
– Si, monsieur. Il y a du monde qui attend devant les portes. Vous n’entendez pas les piétinements ?
– Alors c’est bien fini ? Et ils passent quel film ce soir ?
– Terminator.
– Le premier ?
– Oui.
– Celui où Schwarzy joue le méchant ?
– Exactement, monsieur. Vous avez de la culture.
– Mais, monsieur ?
– Oui, Cécile ?
– Est-ce que c’est une œuvre d’art, Terminator ?
– Je crois que c’est en train de le devenir.
– Monsieur ?
– Non, c’est terminé maintenant. Il faut évacuer la salle. On sort tous par les issues de secours. On s’en va sur la pointe des pieds, on ne se fait pas remarquer. On est tout petits.
Gilles Pétel
Diogène en banlieue
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