La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

| 17 Mai 2017

« Diogène en banlieue » : Heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.

La rentrée des classes est passée depuis quinze jours mais je n’ai pas reçu d’affectation. Le lycée où je travaillais l’an dernier attend pourtant un professeur de philosophie. Trois classes ont besoin de cours tandis que je reste chez moi.

Je tente plusieurs fois de joindre mon rectorat afin de leur expliquer la situation. Parfois quelqu’un me répond mais ce n’est pas la bonne personne, le plus souvent la ligne reste occupée du matin jusqu’au soir. Un jour enfin, nous sommes le 17 ou le 18 septembre, je réussis à avoir au bout du fil la personne compétente. Elle m’écoute poliment mais elle m’arrête avec fermeté lorsque je lui suggère de me nommer au lycée de Z, où plusieurs classes m’attendent depuis bientôt trois semaines. Qu’est-ce que je m’imagine ? me déclare-t-elle en substance. Nommer un professeur ! Mais ce n’est pas si simple. J’insiste : je connais ce lycée, je connais le proviseur, je connais mes collègues. Enfin, il existe un emploi du temps concocté à mon intention. Je n’ai plus qu’à prendre mes classes en main. D’une voix lasse, elle me conseille d’écrire. Les choses ne sont pas si simples, me répète-t-elle. Je réponds que j’ai déjà accompli cette démarche. Fin août, à la veille de la rentrée, comme je n’avais reçu aucune affectation, alors que je pensais être renommé à Z, j’avais pris les devants et rédigé un courriel. Je prévoyais les complications. Mais à qui, me dit-elle maintenant d’une voix agacée, mais à qui vous êtes-vous adressé ? Mais à celui qui signe les arrêtés ! Je commence à perdre patience. À qui d’autre, bien sûr ? Mais quelle idée ! me dit-elle. Quelle idée ! Et vous voulez qu’on vous réponde ? Mais c’est quelqu’un de beaucoup trop important : il a bien autre chose à faire ! Adressez-vous plutôt à son adjoint. Lui aura peut-être le temps de vous lire. J’insiste une dernière fois : dans quel délai puis-je espérer recevoir une réponse ? Vous le saurez toujours assez tôt, me répond-elle d’une voix désagréable. Et surtout ne rappelez pas. Cela ne sert à rien, ajoute-t-elle avant de raccrocher. Il faut hélas lui donner raison sur ce dernier point.

Quelques jours plus tard, je reçois un appel du lycée de Z, qui me prie avec insistance de venir faire cours aux trois classes qui m’attendent, notamment à ces terminales littéraires dont le coefficient au bac en philosophie est de 7. Mon arrêté d’affectation n’est toujours pas arrivé mais la secrétaire m’assure que c’est une question d’heures. La cellule d’urgence du rectorat, que l’administration de mon lycée a mis trois jours à joindre, a répondu favorablement à sa demande et promis de me nommer à Z. J’hésite un peu. Je n’ai pas le droit de faire cours sans cet arrêté, mais je pense en même temps aux élèves qui s’impatientent. Trois semaines ont déjà passé depuis la rentrée des classes. Comme mon lycée insiste, sans doute pressé par les parents d’élèves plus inquiets encore que leurs enfants, je finis par accepter.

Le Cercle fermé, Installation de Martine Feipel & Jean Bechameil (détail)

Le lendemain matin, je découvre des élèves de terminale littéraire que je tente de rassurer. Avec leurs huit heures de cours hebdomadaires, nous devrions pouvoir rattraper le temps perdu. Le programme est élastique. Ses différents chapitres n’exigent pas tous le même traitement. Les élèves sont cependant méfiants. Seront-ils prêts pour le jour du bac ? Je leur renouvelle mes promesses. J’ajoute, pour être plus crédible, que nous n’avons précisément plus de temps à perdre et qu’il faut commencer à travailler. Je choisis de débuter avec la question de la liberté, souvent porteuse auprès des élèves. Ils m’écoutent avec attention et semblent me faire confiance. Ils croient à l’évidence encore un peu dans leur école.

Je les retrouve le jour suivant après être allé au secrétariat demander des nouvelles de mon affectation. Mon arrêté n’est toujours pas arrivé. Dans la journée peut-être, m’assure la secrétaire, ou demain, après-demain au plus tard. Ou peut-être jamais ! Il faut s’attendre au pire avec le rectorat.

En cours je ne peux m’empêcher de construire le trimestre : lectures, devoirs sur table, progression des chapitres. Je trace des plans sur la comète. Les élèves sont aujourd’hui plus détendus et plus attentifs aussi. Leur inquiétude s’est dissipée. L’année scolaire a enfin commencé. Nous sommes le 25 septembre.

Ce jour-là, je donne un cours de deux heures interrompues par la récréation. Quand la sonnerie retentit, je libère mes élèves et me décide malgré moi à repasser par le secrétariat, mu par une vague inquiétude ou une sorte d’intuition.

Les choses se présentent bien : j’aperçois justement le proviseur qui attend devant sa porte. En m’approchant de lui, je remarque sa fatigue. Il a le visage blême. Il me prie aussitôt d’entrer dans son bureau. Une fois n’est pas coutume, c’est un bureau de belle dimension inondé de lumière. L’été vient à peine de finir.

Sans tarder le proviseur m’apprend qu’il vient de recevoir un arrêté d’affectation qui porte un autre nom que le mien. C’est à n’y rien comprendre, me jure-t-il avec l’accent de la sincérité. Il se dit d’autant plus ennuyé qu’il ne connaît pas le professeur que le rectorat vient de nommer. Il a cherché en vain à le joindre. Il faudra d’ailleurs quelques jours pour que celui-ci se manifeste.

Enfin, le proviseur me fait comprendre, sans trop de ménagement, que je n’ai plus rien à faire ici. Je n’ai pas le droit de donner des cours dans un établissement public sans arrêté d’affectation. Il est bien temps de me le rappeler ! Je lui réponds que j’ai en quelque sorte un cours sur le fourneau : mes Terminale doivent me retrouver à la fin de la récréation. Le proviseur hésite, pèse le pour et le contre. Libérer les élèves pour les lâcher en pleine nature ne lui plaît pas beaucoup, me prier de faire cette dernière heure lui est sans doute pénible. Par sympathie ou par paresse, il me laisse décider : partir sur le champ sans demander mon reste ou terminer mon cours. Une heure de philo en somme volée à l’Éducation nationale. Je souris en moi-même devant l’absurdité de cette situation.

En cours, je continue comme si de rien n’était, retardant au dernier moment l’annonce de mon départ. Tout au long de ma carrière j’ai refusé de mêler les élèves aux différents problèmes qu’un professeur peut rencontrer dans son métier. Par discrétion sans doute, par devoir de réserve également, mais aussi et surtout parce que je suis persuadé qu’on a d’autres soucis à cet âge que ceux du monde, un peu triste parfois, des adultes. Je vais pourtant ce jour-là devoir faire exception à la règle que je m’étais prescrite. J’en veux à mon ministre de me forcer à rompre le pacte qui lie un professeur à ses élèves. Voilà, leur dis-je quelques minutes avant la fin du cours, je m’en vais.

Tous aussitôt m’assaillent de questions. Comment ? Pourquoi ? Est-ce que vous ne nous aimez pas ? Pourquoi ? répètent-ils encore.

Puis l’interrogation laisse place à l’inquiétude. Qu’allons-nous devenir ? Qui va vous remplacer ? Et le bac ?

Pour la première fois dans toute ma carrière, pour la première fois depuis trente ans que j’enseigne, je renonce à rassurer mes élèves. Sur leur visage je lis la stupeur, l’écœurement, le mépris aussi. L’un d’eux lance à la cantonade qu’il fallait s’y attendre, que ce n’est pas la première fois.

– Tu te souviens de la prof de maths ?!

– Oui ! Elle n’avait même pas duré 24 heures !

– Alors, monsieur ? Vous êtes tout à fait chômeur maintenant ?

– Non. Seulement T.Z.R. : Titulaire sur Zone de Remplacement, leur dis-je sans prendre la peine d’expliquer ce que cela signifie.

Je range mon cours dans ma serviette, je ramasse mes craies, je m’apprête à quitter la salle quand fuse une dernière question :

– Qu’est-ce que vous allez faire ?

– Je ne sais pas, vraiment je n’en sais rien.

Dans le train qui me ramène chez moi bien plus tôt que je ne l’avais prévu, je repense à la question de cet élève et je me dis qu’il est peut-être temps d’écrire sur ce qu’est devenu mon métier.

Je pourrais commencer par rappeler les faits.

Gilles Pétel
Diogène en banlieue

    

0 commentaires

Dans la même catégorie

Fini les belles phrases. Il faut agir !

Le bac approchait à grands pas. La première épreuve, celle de philosophie, était programmée pour le lundi en huit. Mon programme était pourtant loin d’être bouclé. Après notre installation au Cinéclair, les incidents s’étaient multipliés. Au total, je n’avais pu donner qu’un seul cours, et encore ! Le rideau de scène s’était décroché pour me tomber sur la tête au moment où je m’apprêtais à parler de Hegel. (Lire l’article)

Sans sommation

Nous ne croyons plus en l’égalité des chances. Trop d’élèves quittent l’école sans diplôme, trop d’enfants des milieux populaires n’accèdent pas aux études supérieures. Nos examens eux-mêmes ont perdu de leur valeur. Ce qui importe aujourd’hui est moins la réussite au bac que la mention qui l’accompagne. (Lire l’article)

Manif à l’Élysée

Aidé par un vent mauvais, l’incendie avait ravagé les trois quarts du lycée. Les élèves ainsi que leurs professeurs furent contraints à nouveau de prendre des vacances. Les contractuels étaient discrètement licenciés, les personnels techniques affectés dans d’autres établissements. Quatre semaines plus tard, nous emménagions dans des containers installés en hâte au milieu de nulle part. (Lire l’article)

Déclin

Le déclin de l’Éducation nationale s’exprime à travers différents signes. L’un d’eux, et qui ne trompe pas, est la multiplication des établissements privés. Un autre signe qui ne trompe pas non plus est la multiplication sidérante des cours particuliers. (Lire l’article)

Effondrement

Le lycée menaçait ruine depuis quelque temps déjà. Rien n’avait été entrepris pour empêcher l’eau des pluies, abondantes dans cette partie de la France, de s’infiltrer à l’intérieur des bâtiments. Le 10 janvier le plafond de ma classe s’effondra sous la pression de l’eau. (Lire l’article)