Goutte d’Or–Barbès, quartier-monde, oxymore urbaine, marge au cœur de Paris. Enclave en mutation, exclusion et gentrification sur le même trottoir. Jamais aussi attractif que depuis qu’il a été déclaré “no-go zone”.
Comme l’Enfer l’est de bonnes intentions, le Ghetto est pavé de bonnes volontés. Sur ces mêmes trottoirs de misère et de violence où nous avons ici slalomé entre putes et toxs, reviens au point de départ, et s’il te faut y croire à nouveau un jour de déprime, suis plutôt le chemin de choix qu’ont tracé âmes généreuses et cœurs vaillants sur le goudron de la Goutte d’Or.
Descends les marches de la station Barbès, achète un paquet aux vendeurs à la sauvette si tu as des piécettes ou des poumons à perdre, tourne aussitôt à droite le long du boulevard de la Chapelle, et demande-toi « où sont les femmes ? » au milieu des foules mâles maghrébines qui discutent là comme au bled. Laisse-toi alors surprendre par la géométrie de verre qui fait saillie soudain : face à la médiathèque, c’est le FGO Barbara, un temple pour les musiques actuelles, les cultures urbaines et les curiosités underground. Peut-être est-ce ton jour de chance, et dans le vaste hall agrémenté d’un bar, prends dans ta face l’hallucinante rythmique vocale des meilleurs beat boxers de France qui s’affrontent sur la scène de la Jam Session mensuelle. Ou bien descends dans la pénombre de la salle de concert, et sirotes-y quelques cocktails électro qui se sont élaborés en résidence – ou l’énergie sans fin de jeunes du quartier qu’éducateurs et artistes ont préparés des mois, pour une heure de hip-hop et de gloire.
De là, retrouve la rue de la Goutte d’Or juste au-dessus, là où se croisent dealers à la main pleine et flics à la main lourde – tous redoutent le secret du commissariat où gardes à vue et paires de gifles se distribuent sans compter – et pousse jusqu’à la place Saint-Bernard. Il y a là le Mistral, un bastringue parigot devenu repaire bobo, avec ses serveurs et ses terrasses pleins de rire, une de ces mues du quartier dont on a fait notre toute première promenade. Il y a là aussi une église qu’un jour de 1996, on vida à la hache des sans-papiers qui s’y étaient réfugiés, et juste en face, un square où d’autre migrants ont trouvé asile aujourd’hui, ces mineurs isolés dont l’ami Sébastien a fait chronique. Il y a là enfin la Salle Saint-Bruno, un local sans charme où bénévoles et associations du coin opposent leurs efforts quotidiens à l’air du temps et à la malédiction du lieu – parle-leur, et crois-moi qu’il ne restera que l’os de ta mélancolie du moment : un luxe de riche.
Marche encore une minute derrière Saint-Bernard, longe la longue devanture jaune, animée du sourire de M.Chat, de l’Espace Cargo 21 – un café associatif doublé d’une galerie qui fait institution, depuis des décennies qu’il prêche l’art et le commun -, et entre dans le Square Léon, de pire réputation pour servir de fief aux seigneurs trafiquants et à leurs serfs toxicos. Le premier week-end de l’été, tu y trouveras une toute autre Cour des miracles, qui résonne du chant des baladins et des cris de la marmaille : c’est la Fête de la Goutte d’Or, un climax de gaietés après une année de luttes, pour ceux qui s’affrontent corps à corps aux fatalités sociales. Et si, pauvre privilégié, il te reste encore quelques idées noires, remplis-toi là les mirettes de mille couleurs – garçons qui tapent le ballon derrière le grillage, fillettes qui découvrent la danse devant l’estrade, petites stars locales qui font vibrer le rap ou le reggae parmi les arbres du parc, familles ou mamas assises dans l’or du couchant, jeunes qui partagent le oinj et la musique en retrait…
Quelque part dans une telle foule, se cache la Marianne du XXIe siècle. Une icône pour la République qu’il reste à réinventer, telle qu’elle m’apparaît avec évidence depuis des années, nouvelle Liberté guidant le peuple : une jeune fille noire de Barbès, beauté d’ébène et regard de jais, le front et le verbe hauts. Exit Lætitia Casta et Sophie Marceau, c’est une fleur de bitume poussée ici qu’il faudrait en buste de marbre aux frontons de nos mairies.
Et si cela ne suffit pas à ranimer ta gueule de déterré, reprends la ballade, vois comme tous les chemins mènent à l’Homme, et sers-toi une grande part de bonheur dans cette petite ville du malheur. Offre-toi par exemple une merveille de tajine, bien calé sous la calligraphie géante graffée au mur de l’Institut des Cultures de l’Islam. C’est ICI, une médina implantée là comme oasis dans un désert : loin des tumultes où barbus et rasés tirent si fort le voile chacun de leur côté qu’ils déchirent le tissu de notre société, on y expose modernités et traditions, cohérences et contradictions dont se trament mille mondes musulmans, du cycle iconoclaste « Rock the Casbah » à celui actuel, « Bagdad mon amour ». Ou alors, bois-toi une bière au comptoir de l’Omadis, un troquet tout bleu à un angle de rue qui fait carrefour de l’univers – un des rares bars de tout Paris, à côté des Trois Frères et de l’Olympic, où se rencontrent des gens venus de partout et de nulle part.
Tu respires maintenant, mais ce n’est qu’une toute première inspiration : te voilà parti pour un voyage sans fin, à relier les fils de ce réseau invisible qui tresse si impressionnant maillage militant, fils d’Ariane vers la lumière dans le dédale du pâté de maison. Comme si, pour chaque fléau qui s’abat sur le quartier, répondait une initiative, une solidarité, une résistance : « ami si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place… » Toute une armée d’anonymes prête à se lever sur cette terre de chaos, un peuple de bonnes gens qui, sous le vent de la tempête, sème l’espoir aux plus jeunes, là où parmi les déchets et les ruines, germent l’euphorie et la grâce.
Thomas Gayrard
(No-)go zone
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