Encore une fois, Maguy Marin frappe fort. Sa récente création proposée à la 18e Biennale de la danse de Lyon, Ligne de crête est une secousse tout à la fois physique et mentale. Après Deux Mille Dix Sept qui épinglait le système capitaliste qui bafoue les valeurs et les droits fondamentaux de l’homme, la chorégraphe persiste et signe. En convoquant Spinoza, Marx et l’économiste Frédéric Lordon, auteur notamment de Capitalisme, désir et servitude, Maguy Marin joue sur l’accumulation et la saturation. La scénographie et la bande son de Charlie Aubry vont dans le même sens. Le plateau est on ne peut plus chargé, ménageant toutefois des chemins labyrinthiques pour les six interprètes qui s’emparent d’une partition chorégraphique millimétrée à devenir complètement dingues. Car, aux petits pas comptés, aux rythmes infernaux, aux gestes mécaniques, s’ajoutent la disposition minutieuse d’objets divers. L’espace est blindé. Des boîtes en plexi, peut-être des bureaux, en tout cas des bocaux, sont dressés comme dans ces lieux de travail modernes à partager, où aucune communication ne passe et où l’on chuchote pour ne pas déranger le voisin travailleur (et l’on sait que les chuchotements sont plus accaparants qu’un parler ordinaire). Dans cet univers d’anonymat où la fameuse transparence est de mise, chacun s’emploie à personnaliser son aquarium.
Des centaines d’objets sont déversés, un par un, dans ces mini lieux de boulot. En fait, ici, chacun ne bosse que pour aménager son box. Chacun, en prévision d’une prochaine guerre, d’un cyclone ou autre catastrophe, empile ses objets : papier hygiénique, packs de lait et de bière (1664), bibelots divers de bas étage, vieux tableaux d’amateurs, portrait de Marx trouvé dans un vide-grenier sans doute, ou celui de résistants, sportifs ou étudiants, cubis de vin, jus d’orange, plantes en plastique… On entasse, on se protège. Étouffée, dit la chorégraphe, noyée dans le nœud constitué des tourments de notre époque – violences du social, déchaînements du désir marchand, structures économiques et politiques toujours plus opaques, injustices criantes, guerres, morts et noyés, espoirs désenchantés, démissions et sensations d’impuissance, repli sur soi et corps dorlotés » : à partir de ces mots, Maguy Marin tisse une toile d’un tapis qui pourrait un jour voler.
Revenir au théâtre politique des années 1970, elle l’a évoqué. Mais par la danse. Comment dans ce barda, ce bazar, comment trouver la voie ? Elle ne répond pas directement. Elle soulève en nous le désir si cher de liberté. À la fin du spectacle, tout comme les danseurs, on arrive à saturation, éberlués, suant. On retient les destinations coupées, on retient les gestes, si anodins soient-ils, le hoquet, un grattage de peau, des mains qui s’ouvrent pour prendre et se referment illico, devenues des pinces. Les danseurs sont toujours debout. Ce sont les derniers travailleurs d’un monde capital.
Marie-Christine Vernay
Danse
18e Biennale de la danse, Lyon, jusqu’au 30 septembre 2018
0 commentaires