Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais…
Nos démocraties sont ce qu’on appelle des démocraties libérales. Cette définition possède deux versants, l’un politique, l’autre économique.
D’un point de vue politique, la pensée libérale renvoie au principe du droit, c’est-à-dire de la liberté. De fait nous jouissons de très nombreux droits en France comme en Allemagne ou en Angleterre. Certains considèrent que le philosophe anglais John Locke (XVIIe siècle) est un des points de départ de cette pensée. Locke est ainsi l’un des rares philosophes à accorder au peuple le droit de résistance. En effet lorsque le pouvoir républicain dégénère en tyrannie, le peuple peut légitimement se soulever pour le renverser. Aucun pouvoir représentatif, fût-il élu démocratiquement, n’est sacré. Enfin, le but de l’État est précisément de garantir à chacun la libre jouissance de ses droits. En ce sens la pensée libérale est réellement une pensée moderne, quoiqu’en disent certains.
D’un point de vue économique, la démocratie libérale renvoie à l’économie de marché. Nous ne trouvons ce principe ni chez Hobbes ni chez Locke : ce n’est pas une idée du XVIIe siècle, sans doute parce que le capitalisme n’est pas encore à cette époque entré dans l’âge de l’industrie. Il faut donc attendre le XVIIIe siècle et Adam Smith pour que soient formulés les grands principes du libéralisme économique. Dans La Richesse des nations, Smith avance l’idée bien connue d’une main invisible qui viendrait spontanément répartir la richesse. Dans un marché libre, c’est-à-dire non régulé par l’État, la concurrence des différents investisseurs les conduit mécaniquement à ajuster leur prix. Ces investisseurs n’agissent pas pour des raisons morales mais par simple calcul : il en va de leur survie. C’est en ce sens que les libéraux (au sens économique) affirment que le marché « s’autorégule ».
Nos démocraties ont hérité de ces deux sens du libéralisme sans trop se demander s’ils étaient réellement compatibles. En effet dans le premier sens, c’est l’État qui est le garant du respect des droits individuels. Ce n’est sans doute pas un État providence, mais c’est au moins un État qui ne doit sa légitimité réelle qu’à sa capacité à garantir à chacun un certain nombre de libertés fondamentales. Dans le second sens au contraire, le pouvoir de l’État est comme mis entre parenthèse au profit de la seule spontanéité du marché. Il est vrai que Adam Smith continue d’attribuer à l’État un certain nombre de prérogatives, notamment en ce qui concerne les travaux d’intérêt général pour lesquels le principe de la concurrence serait désastreux dans la mesure où ces travaux ne sont rentables qu’à long ou très long terme, alors que les investisseurs privés réclament toujours des profits plus ou moins rapides. Tel n’est plus le cas en revanche de la pensée libérale qui va se développer au cours du XXe siècle et qui va remettre presque totalement en cause le rôle de l’État. Hayek (1899–1992) estime par exemple que l’émission de la monnaie ne devrait plus être du ressort de la banque centrale.
On voit ici comment ces deux courants du libéralisme entrent en opposition. On ne peut à la fois attendre de l’État qu’il nous protège et lui demander qu’il s’efface. La révolte des Gilets jaunes semble être l’expression de cette contradiction. Car que réclame le peuple ? La liste des revendications des Gilets jaunes telle qu’on la trouve dans un communiqué de la chaîne de radio publique France Bleu (29/11/18) est significative : elle ne comporte pas moins de 42 articles qui vont tous peu ou prou dans le sens d’un renforcement du pouvoir de l’État et donc de ses moyens. Citons par exemple la revendication n°8 : « le système de retraite doit demeurer solidaire et donc socialisé » ou l’article n°23 : « que des emplois soient créés pour les chômeurs » ou encore le n°33 : « des moyens conséquents apportés à la psychiatrie ». De telles revendications ne peuvent espérer aboutir que si l’État renforce ses moyens d’actions au détriment de l’économie de marché. Il est ainsi logique que les revendications des Gilets jaunes portent également sur un contrôle accru des grands groupes économiques ou financiers : « que les gros (Macdo, Google, Amazon, Carrefour…) payent gros et que les petits (artisans, TPE, PME) payent petit » (article n°6).
En revanche cette liste de revendications ne comporte aucun nouveau droit, au sens libéral de ce terme. On peut opposer deux lectures opposées de cette absence, deux lectures qui laissent présager deux avenirs très différents.
La première lecture, rassurante, considère que la question des droits formels (libéraux) est désormais réglée : les Français jouissent en effet d’un grand nombre de libertés. Le problème n’est plus de réclamer plus de liberté mais plus d’égalité, c’est-à-dire pour être clair moins de pauvreté. Il est alors entendu que la seconde revendication ne devrait pas se faire au détriment de la première. Nous voulons à la fois vivre librement (et j’insiste : cela signifie « de façon libérale ») et ne pas être écrasés par un trop grand nombre de taxes qui pénalisent les plus faibles (taxes sur les carburants, hausse de l’électricité, du gaz, etc.). En somme notre démocratie n’aurait fait que la moitié du chemin : la Révolution mettait fin aux privilèges caractéristiques de l’Ancien Régime (droit de chasse réservé aux nobles par exemple) pour instaurer (il est vrai de façon d’abord très limitée : voir le droit de vote accordé aux femmes seulement en 1944) le principe des droits universels dont la récente loi sur le mariage pour tous me semble très caractéristique.
Une seconde lecture, plus inquiétante, peut voir dans ces revendications le rejet pur et simple de la pensée libérale (au sens politique). La révolte des Gilets jaunes n’irait plus dans le sens d’un État au pouvoir accru (et protecteur) mais d’un État au pouvoir fort et tyrannique. Les Gilets jaunes pourraient ainsi cacher des chemises brunes. La présence de groupes d’extrême droite parmi les manifestants n’est sans doute pas un hasard, même s’il est vrai que ces groupuscules ont depuis longtemps eu l’art et la manière d’infiltrer toutes les manifestations. Je voudrais pour conclure rappeler le précédent de la République de Weimar qui connut de très nombreux troubles où s’affrontèrent de façon violente des tendances radicalement opposées, celles de Rosa Luxembourg et celles du parti nazi créé en 1920 à Munich. Chacun sait comment s’acheva l’histoire de cette brève République.
L’article 21 de la liste des revendications des Gilets jaunes mérite d’être rappelé. Il porte sur la politique d’intégration et affirme : « Vivre en France implique de devenir Français (cours de langue française, cours d’histoire de France et cours d’éducation civique avec une certification à la fin du parcours). » N’est-ce pas quelque peu inquiétant ?
Gilles Pétel
La branloire pérenne
0 commentaires