À dix ans d’intervalle, en 1982 et 1992, Gilles Walusinski s’est rendu à Brest pour honorer deux commandes du ministère de l’Équipement. Deux travaux documentaires, l’un dans le cadre d’une campagne de réhabilitation de logements insalubres, l’autre autour du thème Le port et la ville.
Cette année-là, à Brest, il avait fait chaud. Une fin de semaine que d’aucuns nommeraient week-end, j’avais comme quartier libre ; j’avais décidé d’aller voir les plages alentour, le port et les activités qui pouvaient s’y attarder. Flâner dans Pontanézen, retourner vers les cités qu’on disait de transit, insérées dans les cités d’HLM hâtivement construites dans les années 1960.
Beaucoup des photographies prises à ces moments ne figureront pas dans le livre Quotidiens pluriels. Les longues conversations qui ont suivi le travail ont débouché sur des compromis, commande oblige.
J’aime particulièrement cette photo d’une mère de famille nombreuse menant d’un pas décidé sa marmaille à la plage. Une photo que mes commanditaires de l’époque trouvaient banale, sans intérêt documentaire. La présence automobile dérangeait l’esthétique en vogue. Nous la regardons différemment, le temps a passé…
Je me souviens qu’un vendredi soir sont arrivés plusieurs semi-remorques arborant les couleurs des poulets Doux, abandonnés pour le week-end sous un cagnard inhabituel à Brest. Le dimanche, j’en fis quelques photos et décidai de repasser le lundi constater qu’on embarquait les cartons plus très frais sur un cargo où ils devaient être congelés afin d’atteindre leur destination, l’Arabie Saoudite me disait-on. On connaît l’histoire de Doux et l’hallali des poulets mais aussi le chômage à Châteaulin…
En 1982, les fermetures d’usines s’accompagnaient déjà de leurs mouvements sociaux, comme en témoigne les tags pour Marc. Ce qui ne m’empêchait pas d’être intrigué par les nombreux petits bars que je voyais fermés, particulièrement dans le quartier de Pontanézen, le « vieux » Brest épargné par les bombes.
Les voies de chemin de fer séparent la ville haute du port. La passerelle surplombe les voies qui ne sont pas encore électrifiées. En 1982, le train met six heures entre Paris et Brest.
C’est le lundi matin qu’on embarque les poulets vers le Moyen-Orient, les enfants des cités jouent avec un carton trouvé, l’arsenal travaille encore…
La publicité s’affiche pour nous rappeler à l’essentiel, la fin du chantier, la décontraction et l’élimination des poux jusqu’au dernier.
Les enfants sortent de l’école à 11h30 et passent devant ces cités de transit. Certains d’entre eux lisent délibéré qu’ils ont découvert grâce à Facebook et commentent en ligne les articles déjà parus. C’est ainsi que j’apprends la disparition du lavoir publié dans le précédent article. C’est Claude Arnal, qui avait douze ans en 1982, qui me cite Madame Annie Herrou. Cette dame habitait la rue Levot devenue rue Jean-Le-Gall :
Notre lavoir était dans un coin de verdure. Ma mère n’y allait pas. Nous avions une blanchisseuse, Madame Bellec, qui venait prendre le linge à la maison. Je la revois, ainsi que Madame Creff, monter notre rue pentue avec la brouette pour rejoindre la rue Saint-Marc.
Après la guerre, le lavoir a été remodelé. Il y eut d’abord trois bassins, puis ensuite deux. Il était devenu municipal. J’ai connu deux gardiennes, employées à la mairie. La première était française et la seconde, une jeune Portugaise du quartier. L’une et l’autre avaient la clef du lavoir pour l’ouvrir le matin et le fermer le soir. Elles avaient aussi la charge d’entretenir les bassins. Je sais que dans le quartier, des personnes s’y rendaient l’été pour laver des couvertures.
Puis, un jour, un vent de fermeture du lavoir commença à souffler. Alors la gardienne portugaise me contacta pour que j’entame une pétition qui fut transmise au maire de l’époque. Il faut dire qu’à cette époque il y avait des familles portugaises dans le quartier, qui utilisaient le lavoir et se retrouvaient là pour parler entre elles. Je crois même que d’autres venaient de Pontanézen. Le lavoir dura encore un temps puis il fut rasé et remplacé par un parking qui jouxte le jardin Jean-Le-Gall.
C’est aussi Claude Arnal qui nous permet de découvrir la chanson Dans l’quartier Kéruscun, écrite par Théo Kéroulé, sur l’air de A Recouvrance :
Ceci s’passait avant la guerre
Pas celle-ci, l’avant dernière
Entre Ponchelet et le cim’tière
J’étais tout gosse
Mais vous aussi vous étiez là
Les Kerdoncuff, les Kervella
Le Goff, Le Guen et tralala
Dans l’quartier Kéruscun
L’dimanche matin par très beau temps
Par bandes on partait en chantant
Les vieux derrière, les gosses devant
Et qu’ça tricote
Mais pour rev’nir fallait voir com’
Tous les moutards hauts comme trois pommes
Etaient juchés sur l’dos des hommes
Dans l’quartier Kéruscun
On revenait bras d’ssus bras d’ssous
Pardon d’Gouesnou, pardon pissou
Mouillés crottés comme des crassous
Ça dégouline
Fallait pas, fallait pas qu’il aille
Avec un si beau chapeau d’paille
Et avec ça les gosses qui braillent
Dans l’quartier Kéruscun
Z’avez connu toutes ces bagarres
Bandes Kéruscun contre Saint-Marc
Et les Yannicks et les Cornards
C’était atroce
Faut vraiment qu’on n’ait pas d’mémoire
Pour dire qu’les jeunes font tous la foire
Car maintenant y’a plus d’histoire
Dans l’quartier Kéruscun
On nous app’lait ceux d’l’Annexion
C’est nous qui f’sions les commissions
Au p’tit octroi pas d’solutions
Comme la p’tite guerre
On traversait la rue Saint-Marc
Quand l’octroyen en avait marre
Il voyait les gosses qui démarr’
Dans l’quartier Kéruscun
Paraît qu’on nous appelle croulants
Passé cinquante ou soixante ans
Moi je trouve ça oui épatant
Oui ça m’amuse
Car chez nous y’a d’la bonne humeur
Et l’on s’en fout de nos douleurs
Lorsqu’on reprend tout l’monde en chœur
Dans l’quartier Kéruscun
Z’ont eu raison pour l’abattoir
Mais quand à détruire not’ lavoir
Ça f’rait du bruit faut le savoir
Monsieur le Maire
Y’a plus d’chevaux, plus de crottin
Plus de lavoir, plus de potins
On n’fait pas d’mal, on s’connait bien
Dans l’quartier Kéruscun
Brest 1982
La ville, les pauvres, le port (3)
© Gilles Walusinski
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