À l’occasion de la Nuit de la traduction organisée par la Maison Antoine Vitez – Centre international de la traduction théâtrale le 24 mai 2019 aux Plateaux Sauvages, à Paris, délibéré publie des extraits des pièces lues ce soir-là.
Massacre
de Lluïsa Cunillé
Traduit du catalan
par Laurent Gallardo
Massacre met en scène deux femmes, D et H, qui se voient contraintes de cohabiter dans un hôtel coupé du monde pendant une semaine. D est la propriétaire de cet établissement perdu dans les montagnes, à plusieurs kilomètres du premier village habité. Par manque d’affluence, l’hôtel est sur le point de fermer définitivement ses portes. H est la dernière cliente. Elle a réservé une chambre pour la semaine et compte bien y rester. D a beau insister pour qu’elle quitte les lieux, H refuse.
Personnages
H
D
A
Le vent souffle de manière différente toutes les nuits.
DIMANCHE SOIR
(Le salon d’un hôtel. H est assise à une table individuelle, où est posée une tasse. D se tient debout. Les autres tables sont libres. Il y a également une autre chaise, en plus de celle de H.)
D.– Je peux vous parler une minute ?
H.– Oui.
D.– Ça vous dérange si je m’assois ?
H.– Non.
(D prend l’autre chaise et s’assoit à la table de H.)
D.– On est bien ici à cette heure du soir…
H.– Oui…
D.– Dommage que la journée n’ait pas été un peu plus chaude…
H.– Oui…
(Pause.)
D.– Vous vous êtes beaucoup promenée ?
H.– Pas trop, non.
D.– Avec toute cette boue, les chemins ne sont pas très praticables…
H.– Oui, je m’en suis rendue compte.
D.– D’habitude, il ne pleut pas autant à cette époque de l’année. (Pause.) Je ne vous ai pas apporté du sucre ?
H.– Si, mais je l’ai gardé.
D.– Vous ne mettez pas de sucre dans votre café ?
H.– Non.
D.– Il reste encore un peu de café chaud… Si vous voulez, je vous en apporte avant de fermer la cuisine…
H.– Non, merci. Vous êtes très aimable. D’ailleurs, j’avais l’intention de sortir.
D.– Maintenant ?
H.– Oui, j’aimerais aller faire un tour.
D.– Il fait déjà nuit…
H.– Je veux juste aller jusqu’au chemin.
D.– Il y a une lampe torche à l’entrée du garage… Vous pouvez la prendre…
H.– Je pense que je n’en aurai pas besoin, merci. En revanche, il me faudrait une carte de la région pour demain…
D.– Je crois qu’il en reste une à la réception… Je la laisserai sur le comptoir.
H.– Merci.
(Longue pause.)
D.– Écoutez… j’ai eu plusieurs annulations ces derniers jours, cinq pour être exacte, et comme il ne reste plus que vous, je me disais que vous pourriez peut-être… Bien entendu, je suis prête à vous rembourser et je vous indiquerai deux hôtels tout proches dans la même catégorie que celui-ci… Et s’il y a une différence de prix, je la payerai moi-même… (Pause.) Vous devez comprendre que, dans ces conditions, il m’est difficile de continuer…
H.– Dans ces conditions, c’est-à-dire ?
D.– Vous êtes ma seule cliente… depuis une semaine… Et comme il y a deux hôtels ouverts tout près d’ici… dans le village… Je suis sûre qu’ils pourront vous héberger sans problème. (Pause.) Qu’est-ce que vous en pensez ?
H.– Je préfère rester.
(Pause.)
D.– Bien sûr, je ne peux pas vous obliger à partir, vous avez le droit de rester, mais je vous le demande comme une faveur.
H.– Je ne peux pas partir.
D.– Vous ne pouvez pas ?
H.– Je me sens bien ici.
(Pause.)
D.– Vous êtes certaine de vouloir rester ?
H.– Oui.
D.– Réfléchissez-y quand-même. (Pause. Elle se lève.) Avez-vous besoin de quelque chose avant que j’aille me coucher ?
- Non, merci.
D.– N’oubliez pas d’éteindre les lumières avant de monter. L’interrupteur se trouve près de la porte.
H.– Oui.
(Pause.)
B- Alors… bonne nuit.
H.– Bonne nuit.
(D quitte la scène. Obscurité.)
LUNDI SOIR
(Même lieu. D pose une tasse sur la table de H. Elle n’a pas apporté de sucre.)
H.– Vous savez où je peux trouver un journal ?
D.– Au kiosque du village.
H.– Quand je suis arrivée, il y avait des journaux dans l’entrée…
D.– On les apporte du village mais, depuis j’ai annoncé que j’allais fermer, on ne les reçoit plus. Les vieux journaux sont dans la cuisine, je ne les ai pas encore jetés. Si vous voulez, je vous les apporte…
H.– Non, je voudrais lire un journal du jour.
D.– De toute façon, pour un seul journal, on ne monterait pas jusqu’ici. Je dois en commander au moins cinq si je veux être livrée.
(Pause.)
H.– Vous allez descendre au village demain ?
D.– Non, je n’ai pas l’intention d’y retourner cette semaine.
H.– Alors je descendrai moi-même cet après-midi pour aller chercher le journal en voiture.
D.– L’après-midi, vous n’en trouverez plus nulle part. Vous devriez plutôt y aller le matin.
H.– Ah, très bien… Merci.
D.– De rien. (Pause.) Vous avez besoin d’autre chose ?
H.– Non.
D.– À quelle heure voulez-vous que je vous réveille demain ?
H.– Comme hier.
D.– À huit heures ?
H.– Oui.
(Pause.)
D.– Je peux vous parler une minute ?
H.– Oui.
D.– Vous permettez que je m’assois ?
H.– Oui, bien entendu…
(D s’assoit à la table de H.)
D.– Ce matin, j’ai appelé les deux hôtels du village pour leur demander combien ils avaient de clients. Ils n’en attendent pas plus d’une dizaine cette semaine. Si vous aviez peur qu’ils soient bondés, vous savez maintenant que ce n’est pas le cas. (Pause.) Voulez-vous que je les rappelle ce soir ? Si vous préférez le faire vous-même, je peux aussi vous apporter le téléphone…
H.– Non, n’appelez pas.
(Pause.)
D.– Vous n’avez pas changé d’avis ?
H.– Non.
D.– Vous allez rester ?
H.– Oui.
(Pause.)
D.– Je peux vous demander si vous attendez quelqu’un ? Si c’est le cas, il est possible de laisser une note sur la porte d’entrée en indiquant l’adresse de votre nouvel hôtel…
H.– Une note sur la porte ?
D.– Oui, quand vous partirez, avant de fermer l’hôtel…
H.– Vous ne vivez pas ici ?
D.– J’ai l’intention de fermer définitivement quand vous serez partie.
H.– Définitivement ?
D.– Oui.
H.– Vous n’ouvrirez pas à Noël ?
D.– Il y a peu de réservations pour la période d’hiver et je pense qu’il n’y en aura pas d’autres. À vrai dire, ça a été une année très difficile… J’ai eu plus d’une vingtaine d’annulations. Il faut dire que la pluie au début du mois d’août en a effrayé plus d’un… Je veux parler des clients qui viennent habituellement sans réservation.
H.– Peut-être qu’en hiver, vous aurez du beau temps…
D.– Non, ma décision est prise. L’hôtel est fermé. C’est pour ça que je vous ai demandé si vous attendiez quelqu’un. Il aurait dû chercher un autre hôtel.
H.– Je n’attends personne.
D.– C’est ce que je pensais, mais je voulais être sûre que vous ne restiez pas pour cette raison.
(Pause.)
H.– Je me sens bien ici.
D.– Vous vous sentez bien ? C’est uniquement pour ça que vous restez ?
H.– J’ai réservé une chambre depuis longtemps parce que je savais que je me sentirais bien ici.
D.– Vous étiez déjà venue avant ?
H.– J’étais passée une fois en voiture.
(Pause.)
D.– Vous connaissez quelqu’un dans le village ?
H.– Non.
D.– Évidemment, si vous connaissiez quelqu’un, vous seriez restée au village… Pourquoi monter jusqu’ici ? Cela n’aurait pas eu de sens.
H.– La fois où je suis passée en voiture, je me suis arrêtée un moment, j’ai noté le nom de l’hôtel et, une fois rentrée chez moi, j’ai réservé ma chambre.
D.– Quand est-ce que c’était ?
H.– À l’automne. L’hôtel était fermé.
D.– Oui, je ferme toujours à l’automne. (Longue pause.) Vous allez donc rester ici toute la semaine ?
H.– Oui.
(Pause. D se lève.)
D.– Bonne nuit.
H.– Bonne nuit.
D.– (Avant de quitter la scène) Je ferme la porte d’entrée ?
H.– Oui, cette nuit, je ne sortirai pas.
(D quitte la scène. Obscurité.)
[…]
Regard du traducteur sur la pièce :
Ces deux femmes, que tout oppose, sont à une étape cruciale de leur vie : l’une hésite à vendre l’affaire familiale pour se construire un avenir ailleurs et l’autre doit apprendre à faire face à la solitude après son divorce. Chaque soir, tel un rituel, elles se retrouvent dans le salon de l’hôtel pour échanger sur leur quotidien, mais ce dialogue a priori ordinaire laisse peu à peu entrevoir le trouble qui les habite. Comme souvent dans le théâtre de Lluïsa Cunillé, ces deux vies semblent hésiter entre l’inertie et l’action. C’est ainsi que l’auteure développe une théâtralité de la variation et du suspense rendant visible un réel en marge de cette tyrannie de la vitesse qui caractérise notre époque. Comme le souligne Paul Virilio, « la vitesse réduit le monde à rien » car elle interdit la possibilité de le penser. La force du théâtre de Lluïsa Cunillé réside précisément dans sa capacité à envisager le temps humain en résistance à cette nouvelle irréalité de l’accélération perpétuelle. Ainsi, à mesure que l’action progresse, le quotidien se charge en étrangeté et, comme dans un film de David Lynch, on glisse subrepticement dans un thriller où rien n’est ce qu’il paraît être.
L’arrivée imprévue de A, automobiliste qui se dit victime d’un accident au beau milieu de la nuit, fait voler en éclat l’équilibre précaire du huis clos. La passivité apparente laisse place à l’effroi lorsque D abat A d’un coup de fusil. Si les deux femmes quittent alors l’inertie de leur existence à la faveur de cet événement tragique, tout reste en suspens : elles reprennent le cours de leur vie mais elles sont désormais habitées par une conscience du temps, indissociable de l’expérience de la malemort, qui les incite à vivre autrement.
Le théâtre de Lluïsa Cunillé fonctionne comme un microcosme arrimé au concret, où les actions les plus anodines ne constituent pas à proprement parler un ensemble de signes désignatifs mais un régime d’indices. Le décor sobre d’un salon d’hôtel – où la nourriture et le café viennent peu à peu à manquer – contribue à créer un sentiment d’enfermement et de stagnation de telle manière que cet espace prend rapidement l’allure d’une salle d’attente, métaphore parfaite de la situation existentielle dans laquelle se trouvent chacun des personnages. Lluïsa Cunillé élabore ainsi un univers théâtral à partir d’éléments simples et anodins (une tasse de café, un pneu crevé, un accident de voiture). Tel un négatif photographique, la théâtralité explore un invisible qui ne peut être vu qu’à travers ce visible concret. C’est donc en dernier instance au spectateur que revient la tâche de mettre en corrélation les indices pour explorer les tenants et les aboutissants d’une action théâtrale qui agit sur le monde par sa capacité à défaire toute image consensuelle de la réalité.
Dans Massacre prédomine une atmosphère d’une inquiétante étrangeté qui désoriente sans cesse l’interprétation et amplifie, grâce à un subtil jeu de variations, un climat changeant qui dérive peu à peu vers une situation de rupture, marquée par le meurtre de A. Qui est cet étrange automobiliste ? Quelles sont les raisons de son assassinat ? Quels rapports entretient-il avec les deux femmes ? Comme dans le théâtre d’Harold Pinter, la banalité du discours devient l’espace privilégié de stratégies de domination physique, psychologique et sexuelle entre les personnages. Malgré la distance qui les sépare, ceux-ci ne cessent de vouloir communiquer, mais la volonté de quitter l’enfermement dans lequel ils se trouvent est contrebalancé par un instinct de protection : D et H sentent que leur intimité est menacée par la présence de l’autre. Il en va de même avec l’irruption inquiétante de l’automobiliste dans le salon de l’hôtel en pleine nuit. En ce sens, les personnages utilisent le langage tantôt pour dominer, tantôt pour se protéger du désir de domination d’autrui. Ce que met en scène cette pièce, c’est précisément l’expérience que les personnages font du langage pour parvenir à leurs fins. Mais derrière celles-ci se cachent en vérité d’autres fins dont ils n’ont pas conscience et qu’ils découvriront à travers ce jeu de domination.
On le voit, l’idée de communication est mise à mal dans un univers où le dit et le non-dit, l’exprimé et le refoulé s’entrechoquent sans pouvoir être démêlés. Ce n’est pas tant le langage de la vérité qui intéresse Lluïsa Cunillé que la vérité du langage : écrire en ayant à l’esprit que les mots ne disent pas ce qu’ils disent mais ce qu’ils ont l’air de dire. Pour elle, le silence est un complément indispensable de l’écrit qui fait du bruit. Massacre en est le meilleur exemple : si la pièce fonctionne comme une variation du théâtre de la menace (univers clos, intrusion de l’extérieur, jeux de domination, etc.), elle nous plonge dans cet en-deçà du langage et nous invite à chercher du sens sous le sens apparent.
Laurent Gallardo
Massacre de Lluïsa Cunillé
Titre original : Occisió (qui en catalan signifie la mort violente)
Date d’écriture : 2001.
La pièce a été créée en 2005 au Teatro Lliure de Barcelone, dans une mise en scène de Lurdes Barba.
13 scènes
3 personnages (1 homme, 2 femmes)
Durée approximative : 80 minutes
Massacre a été traduite avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale. Le texte de la pièce, inédite en français, est disponible ici.
Dans le panorama du nouveau théâtre catalan, l’œuvre de Lluïsa Cunillé occupe une place de choix. Depuis sa première création, Rodéo (Prix Calderón de la Barca, 1991), elle a écrit, publié et fait monter plus de vingt pièces, outre les adaptations et les scénarios de films. Le critique et dramaturge José Sanchis Sinisterra perçoit dans son œuvre l’expression d’une « poétique de la soustraction » qui opère par élision des éléments constitutifs du drame conventionnel. Le temps et l’espace y sont souvent indéterminés, renvoyant à une quotidienneté sans transcendance. Dans ce théâtre du clair-obscur et des points de suspension, les personnages font également figure de silhouettes esquissées. Lluïsa Cunillé s’est ainsi frayée un chemin entre réalisme et absurde pour mieux dénoncer l’inconsistance du réel. Son humour subtil, parfois grinçant, fait contrepoids au spleen théâtral qui se dégage de son univers. Dans les années 2000, son œuvre semble pourtant s’éloigner de cette « poétique de la soustraction » au profit d’un théâtre qui se nourrit de traditions singulières : Eschyle ouvre sur la réécriture des classiques grecs, Valle-Inclán permet l’actualisation d’un carnavalesque contemporain, Lorca est invoqué pour mettre en œuvre un « théâtre sous le sable », acte de création authentique faisant tomber les masques individuels et sociaux, face à « théâtre de plein air », conventionnel, superficiel qui refuse d’aborder la profondeur psychique et sociale de l’homme. Comme le souligne le metteur en scène Xavier Albertí, « si dans les premières pièces de Lluïsa Cunillé, les paroles justifiaient le silence, c’est désormais le silence qui justifie les paroles ». Parmi ses œuvres les plus importantes, il faut tout d’abord citer Rodéo (1992), pièce énigmatique qui retrace la journée d’une femme dans un magasin de pompes funèbres, puis Barcelone, paysage d’ombres (2004), où l’auteure défait l’image idyllique dont jouit actuellement la capitale catalane pour nous montrer l’envers du décor : l’effacement de la mémoire collective, l’exploitation des nouveaux immigrés et le désœuvrement de la jeunesse. On retiendra également Après moi, le déluge (2007), où la rencontre de deux occidentaux dans un luxueux hôtel de Kinshasa est l’occasion d’un huis clos qui interroge l’indifférence de l’Occident face la souffrance de l’Afrique. LLluïsa Cunillé a trouvé en Xavier Albertí un metteur en scène complice, ayant porté à la scène bon nombre de ses pièces. Cette collaboration a également donné lieu à un travail d’écriture à quatre mains, dont l’auteure est coutumière puisqu’elle le pratique depuis de nombreuses années avec le dramaturge valencien, Paco Zarzoso. Massacre sera prochainement créé au Studio-Théâtre de la Comédie Française dans une mise en scène de Tommy Milliot.
Laurent Gallardo est maître de conférences en études hispaniques à l’Université Grenoble Alpes. Il est l’auteur d’une thèse sur l’œuvre du dramaturge José Sanchis Sinisterra, figure incontournable de la scène espagnole contemporaine et a écrit de nombreux articles sur le théâtre catalan. Ses recherchent portent essentiellement sur les rapports entre théâtralité et extra-théâtralité dans le domaine ibérique. Il s’est ainsi intéressé à la question de l’adaptation théâtrale et à l’influence des nouvelles sciences sur la dramaturgie. Il travaille actuellement à l’écriture d’un livre sur l’œuvre de Lluïsa Cunillé qui sera édité à Barcelone. Pendant plusieurs années il a été critique à La quinzaine littéraire (sous la direction de Maurice Nadeau). Parallèlement à ses activités de chercheur, il est aussi membre du comité de lecture du Théâtre national de Catalogne (Barcelone) et du Festival de la Mousson d’été. En tant que traducteur, il fait partie des comités de lecture espagnol et catalan de la Maison Antoine Vitez et a traduit de nombreux auteurs de théâtre, parmi lesquels Lluïsa Cunillé (Barcelone, paysage d’ombres, Le Temps, Islande), Victoria Szpunberg (La Machine à parler) et Josep Maria Miró (La femme qui ratait tous ses avions, Le Principe d’Archimède, Nerium Park, Fumer). Il a également participé à l’édition d’une anthologie de nouvellistes catalans (Nouvelles de Catalogne, 2010) et a traduit divers romans, notamment Contes russes de Francesc Serés (2012, Éditions Jacqueline Chambon) et Bouclage à Barcelone (2014, Éditions Liana Levi).
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