Géographe de formation, Frédéric Ferrer a ensuite bifurqué vers le théâtre. Et installé sa compagnie Vertical Détour dans les cuisines désaffectées de l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard, en Seine-Saint-Denis, où depuis 2004 il poursuit un travail qui tourne autour du thème du dérèglement, envisagé du point de vue psychique – les figures de la paranoïa – et climatique – le réchauffement planétaire. Ferrer affectionne une forme théâtrale : la conférence scientifique qui dégénère, déjà expérimentée par d’autres, notamment le metteur en scène Thierry Bédard, mais d’autant plus pertinente qu’en phase avec son sujet. Car le fond – le déraillement – finit par contaminer la forme – le discours et sa représentation. Kyoto forever 2, le spectacle qu’il présente à la Maison des Métallos à Paris, est de ce point de vue particulièrement réussi.
Il est la suite directe de Kyoto forever, une première pièce créée en 2008, en prélude à la COP 15 de Copenhague, où huit experts débattaient d’une “feuille de route permettant de se mettre d’accord sur le procédé à mettre en œuvre pour se mettre d’accord” sur la rédaction d’un nouveau protocole sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Dans Kyoto forever 2, nous sommes en 2021, à la veille de la COP 28, prévue à Shanghai. Missionnés par leurs gouvernements, des délégués de sept pays se retrouvent à l’Île Maurice pour tenter de se mettre d’accord sur le texte qui doit être adopté quelques semaines plus tard par les chefs de gouvernement. Sous la conduite d’un modérateur néo-zélandais, des délégués de l’Union européenne, des États-Unis, de la Russie, de la Chine, du Brésil, de l’Iran et du Congo ont quatre jours pour parvenir au consensus. Ce n’est pas gagné : entre les remerciements, les discussions sur la longueur du texte (faire court par souci d’efficacité, faire long vu la complexité des questions) et les pinaillages divers – une journée entière à propos d’une virgule dans un paragraphe –, les travaux s’enlisent jusqu’à l’absurde.
Frédéric Ferrer sait de quoi il parle : il a lui même assisté à plusieurs réunions internationales sur le climat, et son spectacle, nourri de choses vues et entendues, offre une image aussi comique que cruelle des coulisses de la diplomatie. D’autant que Ferrer n’a pas l’anticipation optimiste : les COP 22, 23, 24, 25, 26 et 27, n’ont pas donné plus de résultats que la COP 21 de Paris – un échec cinglant –, et en 2021 les scénarios du pire quant au réchauffement et ses conséquences sont plus angoissants que jamais. Ce que les délégués qui préparent la COP 28 ne manquent pas de souligner, à coups de “réunion de la dernière chance”, et de“planète au bord du précipice”. Ils ont d’ailleurs dû se rabattre sur l’Île Maurice car le Vanuatu, destination initialement choisie pour leurs travaux, a été submergé par un raz de marée.
Mais là n’est pas l’essentiel. Le spectacle de Ferrer n’a pas de visée militante, et la satire politique y fonctionne largement comme un leurre. Son sujet est moins le réchauffement de la planète que l’échauffement des individus qui l’habitent. Et l’absurdité est au cœur même de son groupe de comédiens et des relations qu’ils entretiennent. Tous – on pourrait dire toutes car les femmes sont largement majoritaires – sont peu ou prou originaires du pays qu’ils sont censés représenter. L’actrice qui joue la déléguée iranienne est vraiment iranienne, l’Américaine vraiment américaine, la Chinoise vraiment chinoise, etc. Et toutes, au début du spectacle, s’expriment dans leur langue maternelle, avec comme dans les vraies conférences internationales, des interprètes en cabine (et pour les spectateurs, des propos retranscrits en surtitrage français sur un écran). Sauf que, dès la deuxième séance, il s’avère que tout le monde parle aussi parfaitement français, et que la conférence se poursuit donc dans cette langue. “Cela va nous permettre de gagner du temps”, espère le modérateur néo-zélandais. Tu parles ! Chaque délégué est par ailleurs supposé représenter un archétype de son pays. Mais là aussi les masques se fissurent, les déclarations péremptoires dérapent ; lors d’une promenade en forêt, la déléguée Suédoise, en plein effondrement parano, s’accuse de l’extinction du dodo, l’oiseau mythique de l’Île Maurice. Et de retour en séance, ils finissent, au bout de la fatigue, par échanger vêtements, places et même discours. À ces bouleversements s’ajoutent, durant les suspensions de séance, les interventions explicatives d’un géographe – le metteur en scène lui-même –, qui oscillent sans cesse entre le pertinent et l’intempestif. Faire sourire et semer le doute, ce sont en somme les armes que Frédéric Ferrer oppose à la certitude du pire.
René Solis
Kyoto forever 2, mise en scène de Frédéric Ferrer, Maison des Métallos, 94, rue Jean-Pierre Timbaud, 75011 Paris, jusqu’au 6 décembre 2015. En tournée à La Ferme du Buisson, Scène Nationale de Marne-la-Vallée dans le cadre du festival Les Enfants du désordre le 24 novembre 2015 ; au Théâtre de l’Agora, Scène Nationale d’Évry le 8 décembre 2015 ; au Théâtre-Sénart, scène nationale les 11 et 12 décembre 2015 ; au Théâtre La Vignette – Université Paul-Valéry, Montpellier les 09 et 10 mars 2016 ; au Grand T – scène conventionnée de Loire-Atlantique, Nantes, les 10 et 12 juin 2016.
Parallèlement, la compagnie Vertical Détour présente un autre spectacle, Sunamik Pigialik, 4 oursonnades sur le climat, variations sur le devenir de l’ours blanc, dont le titre emprunte à l’inuit et signifie “Que faire?”. Les deux pièces s’inscrivent dans le cycle “COP 21 en chantier”.
Sunamik Pigialik, 4 oursonnades sur le climat en tournée : 19-22 novembre 2015 à la Maison des Métallos, Paris (75), le 19 à 14h, le 20 à 10h, le 21 à 16h30, le 22 à 15h ; le 01 décembre 2015 à 19h au CREA, scène conventionnée jeune public d’Alsace, Kingersheim (68) ; les 05-07-08 décembre 2015 au Théâtre-Sénart, scène nationale de Sénart (77), le 05 à 18h, les 07 et 08 à 10h et 14h ; le 12 décembre 2015 à 19h00 à la Salle de spectacles du pays de Conches, Conches-en-Ouche (27).
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