Les maisons d’édition indépendantes constituent un large pan de l’édition francophone. En interrogeant l’expérience de ces éditeurs et éditrices, délibéré enquête sur ce désir d’indépendance.
Quand l’édition indépendante se pense comme acte de résistance, une attention méticuleuse est portée à la conception et à la fabrication de l’objet livre, composé en étroite symbiose avec son contenu. À Paris, rencontre avec Pierrette Turlais, éditrice passionnée d’archives, créatrices de livres exceptionnels.
Depuis plus de vingt ans, la fondatrice des éditions Artulis rend hommage à ceux et celles qui résistent, aux groupes humains ayant survécu à des horreurs politiques à travers ses publications très soigneusement élaborées. Qu’il s’agisse d’Alfred Dreyfus, résistant à l’inhumanité de son enfermement sur l’Île du diable, de l’humaniste Étienne Dolet persécuté et supplicié par l’Inquisition pour sa libre pensée, des jeunes Résistants risquant leur vie dans la diffusion de tracts et papillons clandestins contre le nazisme, ou encore du paysan lorrain Pierre Richard faisant œuvre de créateur dans la réclusion d’un asile au XIX siècle, Pierrette Turlais veut honorer « des écritures de résistance et de survie » comme un « travail de réparation pour ceux qui se sont donnés pour le bien commun. »
Les éditions Artulis ont une production éloignée de ce que font plus couramment les éditeurs et éditrices. Mais pour désigner son travail éditorial atypique, Pierrette Turlais n’aime pas le mot « bibliophilie, qui sent la dorure à la feuille et la poussière » et préfère dire simplement qu’elle publie « des livres rares et précieux. » En effet, tirés à quelques centaines d’exemplaires sans retirage possible, les ouvrages d’Artulis ont tout de l’objet d’art.
L’éditrice, qui publie un livre tous les quatre ans sans se soucier « d’enrichir le catalogue », reconnaît son « obsession de la forme. » Travaillant avec un graphiste, accordant le temps nécessaire aux recherches, aux essais et repentirs, elle a à cœur « d’éditer des livres sur une forme très exigeante, très recherchée. » Ainsi, la fabrication est à chaque fois « une gageure pour l’imprimeur. » Matériaux choisis, fac-simile, reliure cousue main, étui en feuille d’étain dépolie à l’acide, sérigraphies : c’est à Padoue en Italie que Pierrette Turlais se rend, pour être sur place au moment de l’impression de ses livres.
Pourquoi une telle préciosité dans l’édition de documents de grande valeur mais marqué par une certaine humilité ? Il s’agit non seulement d’honorer les auteurs mais aussi de refléter le choc de la découverte dans les archives des textes et des images publiés par le « choc esthétique » que procure l’objet livre. Pierrette Turlais insiste sur « l’importance de la découverte presque sensuelle de ces archives en sommeil ou qui pourraient n’intéresser personne », que son projet éditorial vise à rendre visibles. En complément des documents historiques, des commentaires contemporains d’expertEs, philosophes, historienNEs, artistes, éclairent le contexte et la portée des œuvres.
Les livres des éditions Artulis sont chers car les coût de conception et de fabrication sont très élevés. En tant qu’objets artistiques, ils ne peuvent entrer dans le circuit habituel de la diffusion mais la maison reçoit le soutien de bibliothèques, de libraires et d’une clientèle régulière. Par « volonté de ne pas confisquer les contenus » au profit de quelques fortunéEs, les éditions Artulis mettent en ligne la totalité de leurs publications consultables librement sur le site. Des livres de résistance qui se tournent vers le passé dans un désir de faire « écho à ce qui fait résistance aujourd’hui ».
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