On avait pourtant écouté Adriano Celentano, I want to know : « Comment font les gens / Pour concevoir / De pouvoir vivre / Dans les maisons d’aujourd’hui / Mis en boîte comme des anchois… » Mais on pouvait continuer à penser que la reconstruction après-guerre de logements sociaux en masse, en dehors des centres-villes, dans les banlieues, avait permis à beaucoup de mal logés ou non logés de sortir des taudis, de vivre mieux, avec salle d’eau et salon-télévision, même si dans « des cages à lapins ». Un moindre mal, par rapport à cette architecture vite faite mal faite. Cela ne se serait gâté qu’à partir des années 70 quand avait commencé la dérive des quartiers, la ségrégation sociale, la mise à l’écart de l’immigration, et avec la crise du pétrole de 1973.
Les Abandonnés. Histoire des « cités de banlieue » de Xavier de Jarcy nous explose au nez comme certaines tours rendues coupables qui ont été depuis détruites. De la cité-jardin de Suresnes construite en 1921, portée par Henri Sellier, aux grands ensembles comme la Grande Borne des années 1970, le journaliste de Télérama démontre que le logement social a été toujours théorisé dans « un urbanisme autoritaire formulé dans l’entre-deux-guerres », dans une volonté hygiéniste de « façonner une population saine », d’exercer un « dressage social », et surtout dans une économie de guerre récurrente où l’habitat est sans cesse relégué au non prioritaire. D’abord dans un « dirigisme sans argent », puis dans la spéculation quand le libéralisme va s’imposer.
C’est comme un polar haletant, en dépit d’une matière peu romanesque mais bien noire, avec des titres de chapitres sinistres – Désert, Sacrifices, Taudis, Concentrationnaire, Ségrégation, Cafard, Meurtre… Décennie après décennie, l’auteur met en scène et en paroles tous les acteurs de ce drame social à travers ministres, élus locaux, architectes, constructeurs, promoteurs, démographes, géographes, habitants, et responsables politiques, de l’UDR au Parti communiste, principaux protagonistes. La création architecturale a été oubliée, la standardisation règne partout, des gens ont été déracinés, « abandonnés », les cités jamais terminées, équipées… Ce que l’on sait, mais c’est impitoyable, et la documentation dense, les archives s’imposent là, pour étayer.
S’il y a un mythe qu’il démonte, après sa charge contre les zones d’ombre de Le Corbusier, c’est bien le personnage d’Eugène Claudius-Petit, ce résistant, ministre et figure d’un centrisme moderniste et social. Ce « centraliste excessif » a renoncé si souvent à ses plans de financement de la reconstruction au profit de crédits militaires, plan Marshall, guerre d’Indochine et d’Algérie. En 1954, on avait constaté que la France avait achevé « 360 000 logements en trois ans contre 754 000 en Grande-Bretagne et 1 163 000 en Allemagne ». Et cela ne s’arrange pas ! Le ministre François-Xavier Ortoli en 1967 : « Il faudra bâtir 16 à 17 millions de logements d’ici à l’an 2000. C’est dire qu’il nous faudra construire une seconde France urbaine en 35 ans ». D’autres personnages politiques passent dans cette saga, Paul Delouvrier, Jacques Chaban Delmas en 1969 : « Il est naturellement important que les PLR (sous-HLM) ne soient pas des taudis neufs ». Albin Chalandon dit aux architectes en 1970 : « Je vais vous libérer, vous allez vous exprimer, faire mieux, plus beau… mais débrouillez vous pour que cela coûte beaucoup moins cher » (chanson toujours connue). Hubert Dubedout, maire socialiste de Grenoble en 1973 : « Nous savons ce que c’est d’aller dans les HLM, de ramasser des gosses de trois ans errants, que leurs familles absentes ont abandonnés ». Lui qui se battra contre la spéculation.
En 1963, Maurice Denuzière du Monde raconte Sarcelles, « ville trop calme, trop silencieuse, confortablement morne ». Pourtant, 77% des Sarcellois sont satisfaits de leurs logements, mais 53% sont mécontents du manque d’équipements, du mauvais chauffage, les femmes s’ennuient, c’est la « sarcellite », une neurasthénie spéciale grands ensembles. Au tournant des années 1970, le libéralisme va vraiment s’imposer, les derniers grands ensembles, ces villes-dortoirs sans chaleur et sans âme, déréglementés, accumuleront tous les problèmes, jusqu’à un meurtre en 1971 à la Courneuve. En 1972, les habitants du parc Kallisté à Marseille se révoltent…
Un livre pessimiste qui nous mène à aujourd’hui. Qui cite un rapport de Jean-Louis Borloo en 2018, constatant que près « de six millions d’habitants vivent dans une forme de relégation ». Et voici que la récente loi ELAN qui donne « la possibilité, pour les organismes d’HLM de vendre en bloc leur parc immobilier à des sociétés privées, va aggraver les inégalités entre riches et pauvres. »
Épilogue grand écart ? De Jarcy pour qui « l’État n’a toujours pas réparé ses erreurs », rêve quand même d’une « cité que ses habitants aimeront pour son sens de la justice, son art de vivre, sa diversité, sa beauté ». Comment-fait-il après ce réquisitoire si implacable ? Il n’a pas cherché, donné d’exemples qui iraient dans le sens de belles réparations, de quelques réussites, de nouvelles démarches. Il y en a, mais ce serait un autre livre, optimiste… Et impossible de nier que la France reste en perpétuelle crise du logement, que les zones périphériques sont en révolte Gilets jaunes ; en dépit des beaux rêves et discours sur « la ville aimable » qui animent biennales et rencontres d’architecture.
Anne-Marie Fèvre
Livres
Architecture
Xavier de Jarcy ; Les Abandonnés. Histoire des « cités de banlieue », Albin Michel, 2019, 22 €.
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