Ça sent quoi ? Le crottin de cheval, le rhum ou la rose ? Qu’est ce que le kyphi, l’oliban, le vinaigre des Quatre Voleurs, ou encore un orgue de parfumeur ? Tout cela fleure bon les petits mystères qui seront vite élucidés en visitant le nouveau Grand Musée du Parfum, à Paris. Installé dans l’hôtel particulier du 73, faubourg Saint-Honoré, qui fut tour à tour demeure de maîtres jardiniers au XVIIe siècle, résidence du peintre Étienne Moreau-Nélaton (1859-1927), puis siège de la maison Christian-Lacroix en 1987. Il a été maintes fois agrandi, transformé. Le voici remis en beauté.
Ce lieu pose une question, et la résout assez bien : comment crée-t-on un tel musée, sans œuvres solides, avec une matière si volatile ? Comment mettre en scène le parfum comme un médiateur, qui renvoie à d’autres sens, à une image, à un souvenir, à un son ? Quels sont les bons outils ? Ce sont tous les champs du design qui ont été réunis ici -architecture intérieure, décoration, scénographie, design d’objets, graphisme- pour démontrer leur efficacité en cette non-matière.
Les architectes de l’agence Projectiles (dirigée par Reza Azard, Daniel Meszaros et le designer Hervé Bouttet), spécialisés dans la muséographie et la scénographie, se servent bien des 1000 mètres carrés répartis sur quatre niveaux de l’hôtel, de l’ambiance domestique et spécifique de chaque étage, de l’enfilade des pièces, de leurs échelles intimes, en utilisant boiseries, modénatures, cavités des parois où ils peuvent capturer différents arômes. L’espace n’est pas surencombré. La lumière est soignée, éclairage ou naturelle.
On peut chronologiquement commencer par le sous-sol, ambiance crypte, pour plonger dans l’histoire, de l’Antiquité au XIXe siècle, avec le Kyphi, « le parfum deux fois bon », pour les Dieux égyptiens et pour les hommes. À l’entrée, dans la galerie des séducteurs, grâce à une fresque du peintre graphique Bruno Brussolin, on découvrira quels onguents liaient Cléopâtre et Marc-Antoine… Au Cabinet de curiosités, l’Eau de Cologne, surgie en 1695. Napoléon la buvait, s’en aspergeait, en consommait énormément. Au milieu du XIXe siècle, c’est l’essor de la parfumerie française, du métier de parfumeur, avec « la rencontre de la mode, de la chimie et du commerce ». De l’avènement des élixirs des couturiers à la démocratisation au XXe siècle. Là, la mise en senteur est muséale, dans les vitrines sont exposés flacons rares, pommadiers ou pot-pourris. Cela sent des siècles d’humanité, pas toujours délicieux, des parfums talismans ou curatifs, maléfiques ou divins, de plus en plus hygiénistes, sensuels, ou signes de distinction sociale.
Mais le parcours peut être plus volatile, on peut se laisser guider par le seul bout de son pif, se rendre directement vers les étages supérieurs, pour s’immerger dans la chimie d’aujourd’hui, les secrets (non, pas tous !) des grands nez des parfumeurs qui disposent pour créer de matières olfactives, jusqu’à 1500 ingrédients. C’est là que les architectes ont trouvé des stratagèmes pour capturer l’immatériel évanescent, éviter les traditionnels flacons, et l’effet magasin où tous les parfums se mélangent pour devenir le mélange « Sauve qui peut ». Ils ont fait appel à des designers pour concevoir des corolles, des poires, des boules, des objets très contemporains, abstraits, mais qui stimulent l’imagination. Ils sont signés par Harvey & John, le Jason Bruges Studio, Violette Houot.
Ici, la rose, une odeur suave constituée de 400 molécules à l’état naturel, qui peut être substituée en laboratoire par trois éléments de synthèse. Là, des sortes d’alambics testent notre aptitude à débusquer le musc. Le Jardin des Senteurs nous fait cueillir au vol 70 odeurs, du feu de bois au rhum. Le Sofa des Confidences est un jeu-conversation à deux qui fait appel à la mémoire olfactive. Une collection composée de boules dorées, qui recèlent chacune une matière première, constitue la bibliothèque idéale du créateur. Une fausse roseraie nous transporte par l’effet « réminiscence » dans une vraie roseraie.
Du délicat, du jeu aussi, rien de spectaculaire, sauf L’Orgue du Parfumeur, une installation lumineuse et sonore multimedia réalisée par Jason Bruges Studio. C’est un demi-cercle de prismes en verre suspendus sur des tiges invisibles. Chaque prisme représente la matière première d’une senteur et se trouve associé à une note musicale. Résultat, sept compositions musicales correspondent à sept parfums. Le troisième étage accueillera des expositions temporaires, le jardin de 1200 m2 mettra en valeur des plantes à parfum dans une serre chaude.
Au fil des bouquets d’arômes, on remarque la signalétique, la charte graphique. Elle est élégante, un peu évanouie. Les lettres sont comme en suspension, telles des notes de parfums. Le studio Des Signes (Élise Muchir et Franklin Desclouds) décode ce traitement typographique : « Les inscriptions se déploient à même les murs en lettres d’or, les textes descriptifs en noir. Les caractères de l’alphabet Beausite, choisi pour ses pleins et ses déliés propices au titrage, ont été enrichis de trames ondulantes pour faire ‘s’évaporer’ en partie la lettre, tout en lui gardant une partie solide : un principe de flottaison qui fait référence à l’effluve du parfum. »
Après cette immersion, on sent bien que l’on manque de nez, notre cinquième sens est peu aiguisé, peu enseigné. Au rez-de-chaussée, une boutique chic (c’est un musée privé porté par la profession et les grandes maisons), où l’on peut réviser, devant toutes les petites parures invisibles, ce que l’on a peut-être ressenti. Que le parfum est la forme la plus intense, intime et énigmatique de nos souvenirs, de nos secrets. Que « la recherche du parfum ne suit pas d’autres voies que celles de l’obsession » (Colette).
À la petite librairie, on ne se précipitera pas sur Le Parfum de Süskind, mais sur un autre classique, Le miasme et la jonquille, de l’historien Alain Corbin. On y découvre de bien plaisantes ou répugnantes histoires, dans cette saga de la « désodorisation » du monde, opérée à partir de 1750 par la bourgeoisie à l’haleine fraiche, qui fuit le fumier, les pauvres puants et le violent musc, pour les parfums délicats des fleurs et de la nature. On y apprend aussi comment « Madame de Sévigné, un temps fascinée par les bienfaits de l’Eau de la reine de Hongrie, s’était vue obligée de mettre en garde Mme de Grignan contre la respiration de ce qui était devenu pour elle une véritable drogue. » Que le musc aurait détraqué les nerfs féminins et les estomacs masculins, que les mulets qui transportaient le safran tombaient en syncope… Ou encore que « Les sages-femmes, obligées de se ‘remparer’ de lourds parfums pour se préserver des émanations putrides des parturiantes, sont accusées de rendre leurs clientes hystériques. » En cela, le musée peut être un contre-poison au « silence olfactif » de notre société contemporaine que Corbin analyse dans toutes ses nuances.
Anne-Marie Fèvre
Grand Musée du Parfum, 73, rue du faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris. Entrée : 14,50 euros. 01 42 65 25 44
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