En février, Arnaud Meunier présentait à l’Espace Cardin à Paris un Candide pimpant, voltairien donc véloce, à la fois près du texte et inventif, virant à la comédie musicale ou théâtre en-chanté, citant Demy, porté par une joyeuse bande d’acteurs-conteurs, prolongeant l’expérience du théâtre-récit de la Saga des Lehman Brothers. Avant sa représentation les 23 et 24 mars à la Comédie de Saint-Etienne, dont Meunier fut directeur pendant dix ans, on évoque avec le metteur en scène la tradition du théâtre populaire, la jeunesse et l’audace de Voltaire, le combat pour la présence sur scène des visages de la diversité, et en particulier la question sensible du colour-blind.
Au départ, il y a…
À l’occasion d’un anniversaire, il y a dix ans, une comédienne m’a offert l’adaptation de Candide par Joann Sfar, dans la collection La petite bibliothèque philosophique [Editions Bréal, 2003]. Elle m’a fait rire, elle a quelque chose d’énorme et de libre. Il y a une scène où la vieille se fait écarter les fesses par les pirates qui cherchent des diamants cachés, des dessins de Candide en érection quand il rêve à Cunégonde, il y va vraiment.
Puis j’ai relu le texte de Voltaire, que j’avais étudié trop jeune, je l’ai trouvé drôle, très mordant, il n’avait pas pris une ride. La théâtralité du texte s’est révélée avec force au cours d’un atelier que j’ai animé avec les élèves de l’école d’art dramatique de Saint-Étienne. D’ailleurs, Voltaire jouait Candide dans les salons, à l’aide d’une lanterne magique, en passant d’un personnage à l’autre.
L’impulsion vient de Sfar, mais vous revenez au texte de Voltaire.
Souvent, quand Candide est adapté au théâtre, on garde l’histoire mais pas le texte de Voltaire, c’est réécrit. Il y a un focus sur l’histoire d’amour entre Candide et Cunégonde, ou bien c’est transposé pendant la seconde guerre mondiale, ou de nos jours…
Candide est un texte pré-révolutionnaire écrit en 1759. Il est à l’opposé du projet de l’Encyclopédie, destinée aux élites. Il y a dans Candide la volonté de toucher le plus grand nombre. L’ironie n’est pas surplombante, elle est communicative, empathique.
On a fait une réduction, tendu l’intrigue, mais la narration et le dialogue sont de Voltaire.
C’est du théâtre musical…
Candide a été adapté par Bernstein ! Et moi je suis venu au théâtre par la musique, j’en ai gardé, je crois, le sens du rythme.
Parmi les comédiens, certains sont chanteurs, Cécile Bournay est accordéoniste, Gabriel F. joue de l’ukulélé. J’avais l’intuition que les comédiens pourrait faire de la musique, les musiciens jouer la comédie. Matthieu Desbordes (batterie) et Matthieu Naulleau (piano) sont des spécialistes de la musique improvisée. J’ai fait avec eux toutes mes présentations de saison, ou presque, et c’était tellement joyeux que je me suis dit qu’il fallait que je fasse un spectacle qui les intègre.
Quelqu’un m’a dit en sortant, « vous avez inventé la comédie musicale de chambre ». C’est ce que je voulais, du plaisir et la fluidité. Que le texte ne soit pas intimidant.
On pense à Planchon : du grand spectacle de qualité.
En effet, c’est presque un spectacle manifeste, le premier que je présente à Grenoble depuis que je suis directeur. Il y a un aspect transgénérationnel, les grands-parents viennent avec leurs petits-enfants, les professeurs avec leurs élèves.
J’ai œuvré pendant dix ans en faveur d’un théâtre populaire à Saint-Etienne, qui est une des villes les plus pauvres de France, avec 40% d’étudiants boursiers, et un taux de chômage qui est presque le double de celui de la moyenne nationale.
Quel regard portez-vous sur Voltaire et sur des personnages créés il y a près de 300 ans ?
On enferme trop souvent Voltaire dans un personnage de mondain. Rousseau serait le rigoriste un peu triste, rêveur, Voltaire un auteur superficiel. En réalité, le conte Candide est drôle, profond, mélancolique, un peu désespéré ; il porte une vision épouvantable de l’être humain : « Croyez-vous que que les hommes aient toujours été menteurs, fourbes, perfides, ingrats… ? »
Par ailleurs, on est stupéfait par le culot de Voltaire, qui tape autant sur les chrétiens et les juifs que sur les musulmans. À propos du baron homo qui se retrouve avec un musulman, on me demande : « c’est vous qui avez inventé ça ? ». Eh non, ce n’est ni rêvé ni fantasmé, c’est dans le texte.
La polémique concernant Voltaire, qu’on a accusé d’antisémitisme, me rappelle celle autour de Pasolini, qui avait affirmé que Mai 68 était une révolution bourgeoise, puisque les étudiants étaient des fils de bourgeois, les CRS des fils de prolos. Aujourd’hui, c’est audible, mais à l’époque… Pasolini était un visionnaire, et les polémiques dont il a fait l’objet sont vaines et infondées.
Concernant Cunégonde, on s’est demandé : que faire en 2022 d’un personnage de fille d’aristocrate bringuebalée partout et qui à la fin devient « une excellente pâtissière » ? Mais Voltaire, qui a vécu avec les plus grandes féministes, en fait aussi une femme qui se bat contre les hommes à longueur de temps, elle résiste au soldat bulgare qui la viole, au prêtre et au juif qui se la partagent. Il y a aussi la sortie de Paquette, qui parle de « ce métier qui vous semble si agréable à vous les hommes et qui pour nous n’est qu’un abîme de misère ». Candide est une critique virulente de l’esclavagisme mais aussi de la prostitution. Il faut voir la manière dont ces femmes résistent à des hommes plus dingues et plus violeurs les uns que les autres…
Quant à Candide, le personnage, le piège était d’en faire un nigaud, alors qu’il apprend de ses expériences. Quand il rencontre l’esclave à Surinam, il s’adresse à Pangloss : « C’en est fini de ton optimisme. ». Malgré tout, il continue de croire en l’humain, il confie des diamants à Cacambo pour qu’il aille racheter Cunégonde.
À la fin, tous ces personnages reviennent, appauvris et abîmés, mais après avoir parlé avec le vieux sage, ils réenvisagent tous leur vie, ils modifient leur manière de vivre ensemble. Et c’est le fameux « il faut cultiver notre jardin ».
Une phrase très casse-gueule, tant on l’attend… comme « to be or not to be »… plus casse-gueule encore, parce qu’elle clôt.
En effet, on a beaucoup cherché la fin. On est dans un récit épique, et poum, on arrive à Constantinople dans la métairie, chpoum et stop. Il fallait que la fin soit ouverte, ne pas trancher le sens de cette phrase. D’où le choix de cet arbre un peu beckettien, qui finit par refleurir. Cunégonde décide la première d’aller y ficher une petite pousse, elle reste active, elle aura survécu aux hommes, elle rouvre la possibilité d’une vie nouvelle et peut-être heureuse, même si elle est devenue laide, même si Candide ne veut plus d’elle.
Avant la fameuse phrase de clôture, Martin dit : « Travailler sans raisonner, c’est le seul moyen de rendre la vie acceptable. » Mon délégué syndical à la Comédie de Saint-Etienne, le régisseur plateau, m’a dit, « ça fait un peu chier la morale de l’histoire ». Il y voyait une parole de patron. Je lui ai répondu que ce n’était pas mon opinion, juste celle de Martin.
Je ne voulais pas accréditer la thèse d’un Voltaire aristocrate et surplombant. Il n’y a rien de surplombant dans Candide, tout le monde en prend plein la gueule
Le seul des personnages qu’on « expulse » à la fin (le texte le permet), c’est le fils du baron, qui ne démord pas de l’idée que la noblesse reste la noblesse. Les autres lui disent : non, on n’accepte pas ce discours là, dehors, retourne aux galères.
Le fait de mettre ça en scène suggère que pour vivre ensemble, il faut se débarrasser de ceux qui ne bougent pas de leur position, qui refusent tout changement. Il suffit d’exclure une personne, et tout le monde retrouve un équilibre. Quand on dirige un théâtre, ça n’est pas inintéressant comme réflexion…
Les costumes sont-ils de Donald Cardwell ?
Non, ils sont d’Ali Baba. La Comédie de Saint-Etienne est une caverne merveilleuse. Le théâtre a conservé tous les costumes depuis 1947, on y trouve tout.
On m’a dit que ce Candide devait être une production chère. Pas du tout ! Les costumes existaient, la costumière, Anne Autran, les a mixés. Les coiffures extravagantes ont été réalisées à partir d’un stock de perruques.
On a voulu décaler. Par exemple, dans le chapitre où Candide se retrouve dans un salon parisien, on n’avait pas envie d’avoir les classiques visages poudrés, les pommettes roses et les perruques enfarinées, ça aurait été triste et plat. Il s’agissait de faire sentir le cauchemar éveillé que vit Candide. D’où ces cornes de cerfs sur les têtes des aristocrates – une idée de Cécile Kretschmar, très connue pour avoir confectionné les masques du film Au revoir là-haut, d’après le roman de Pierre Lemaître.
On s’est aussi amusé avec les codes : tous les Westphaliens du château de Thunder-ten-Tronckh sont blonds et frisés tandis que Candide, le bâtard, est brun.
Un peu de la même façon, ludique, on a eu l’idée de dégenrer : Cécile Bournay joue un des soldats, Gabriel la marquise, la comédienne qui interprète Cunégonde joue aussi l’abbé périgourdin…
L’espace de la pièce est un écrin blanc très abstrait. Pour l’Eldorado, on a mis quelques fruits par terre, et basta.
Vous êtes militant de la diversité sur scène, en particulier du colour-blind : la couleur de peau ne doit pas compter. Dans votre Candide, la distribution est plutôt « réaliste ». Cacambo, présenté par Voltaire comme métis et péruvien, est interprété par Frederico Semedo, un comédien noir. Les personnages européens sont incarnés par des acteurs blancs.
Il y tout de même Gabriel F., un acteur brésilien, qui joue entre autres le fils du baron de Thunder-ten-Tronckh. Sa peau est d’une jolie couleur caramel, mais ça se voit peu parce qu’il porte une perruque. À la création, le rôle de Cunégonde était tenu par Tamara Al Saadi, une franco-irakienne ; elle a été remplacée par Manon Raffaelli. Je n’ai pas voulu m’acharner à retrouver un symbole de diversité.
Mais en effet, j’ai beaucoup travaillé à la question dramaturgique de la couleur de peau.
Il faut professionnaliser le plus possible de comédiens qui ne sont pas blancs. On a besoin de construire des modèles, c’est très important, ça fait aimant. Quand par exemple Brahim Khoutari, qui est de Grenoble, a joué dans le spectacle de Julie Deliquet, Huit heures ne font pas un jour, d’après Fassbinder, beaucoup de jeunes des quartiers sont venus, les associations se sont déplacées. Il interprétait le personnage de Manfred, un prolo allemand qui n’a rien de turc…
C’est très important de construire les conditions de la réussite des jeunes des milieux populaires, qui souvent ne sont pas blancs – même s’il ne faut pas oublier qu’il y a des blancs pauvres, comme Romain Fauroux, qui joue Candide.
J’ai lancé en 2014, à Saint-Etienne, le programme Égalité des chances. C’était un programme pionnier qui a fait école, il y en a neuf aujourd’hui en France. Au premier concours que j’ai mis en place à l’école de Saint-Etienne, les boursiers représentaient moins de 10% des candidats et il y avait moins de dix non-Blancs sur 500 candidats. Au dernier concours, parrainé par Adama Diop, il n’y avait pas un seul groupe qui comportait seulement des Blancs. La question de la discrimination positive ne se posait plus.
Les choses ont progressé mais ça reste fragile. Ça demande de la part des directions d’être convaincues et militantes, et de s’adapter : les jeunes des milieux populaires n’ont pas les codes des dominants, il y a pour eux un tas de sujets délicats – le rapport à la nudité, aux questions de genre, la drague…
Dans une des mes premières mises en scène – Affabulazione, de Pasolini – Josée Schuller, une Antillaise, joue une nécromancienne. Je l’ai reprise dans Pylade, du même Pasolini, où elle tient le rôle de la déesse Athéna. On était au début des années 2000, des journalistes m’ont demandé : « Vous avez choisi une Athéna noire, qu’avez-vous voulu dire par là ? ». Je répondais toujours : « J’ai choisi Josée Schuller parce que c’est une merveilleuse comédienne. »
Tout dépend sans doute d’où on place le curseur du réalisme. Quand dans Une télévision française, de Thomas Quillardet, un comédien noir joue le rôle de Jean-Marie Le Pen, c’est réjouissant et il est difficile que ça ne fasse pas sens…
Pas sûr. Le comédien qui joue Le Pen joue aussi un rôle de rédacteur en chef. On se doute bien que dans années 80, à TF1, les rédacteurs en chef, la correspondante à Washington, Anne Sinclair n’étaient pas noirs. Voilà un bel exemple d’un spectacle dramaturgique neutre tant du point de vue de la couleur de peau que du genre – puisque les rôles de femmes et d’hommes n’arrêtent pas de s’échanger.
Prenons alors l’exemple de La Cerisaie, montée par Tiago Rodrigues à l’Odéon. Attribuer à Adama Diop le rôle de Lopakine, fils de serfs devenu un riche marchand qui va racheter la propriété, pouvait heureusement faire sens. Mais une des filles de Lioubov-Isabelle Huppert est une comédienne noire, ce qui pourrait brouiller l’intention du metteur en scène – si intention il y a. N’est-ce pas un peu perturbant pour le spectateur, dans une pièce à fort ancrage réaliste ? Jusqu’où peut aller la convention théâtrale ?
Tchékhov est un bon exemple. Il y a dix ans, quand j’ai pris la direction de la Comédie de Saint-Etienne, il y a eu un débat entre directeurs de CDN. L’un d’eux m’a dit : « Franchement, jouer Tchékhov avec des Noirs, je vois pas le sens que ça peut avoir. »
Or, la question a été réglée depuis longtemps par les Peter Brook ou Declan Donnellan, qui nous ont habitué à voir des Hamlet noirs, des Cid noirs. Il est étrange que l’homme africain comme figure de l’universalisme, bien intégrée dans les mises en scène anglo-saxonnes, continue à interroger une partie du public français. Ce qu’on retient d’Adama Diop face à Isabelle Huppert, c’est qu’il est un partenaire extraordinaire.
Sans doute, il faudra du temps pour que le public français ne cherche pas à décrypter dans les distribution mixtes un sens ou un signe. Pour l’instant, tout repose sur le volontarisme de certains metteurs en scène. Plus ça va se répandre, plus ça deviendra un non-événement.
De temps en temps bien sûr, il faut faire signe : si on monte La tragédie du roi Christophe, d’Aimé Césaire, il est souhaitable de faire jouer des comédiens de couleur.
Pourrait-on envisager, dans Avant la retraite, de Thomas Bernhard, de faire jouer le juge nazi nostalgique de Himmler par un comédien de couleur ? Alain Françon, dans sa récente mise en scène au Théâtre de la Porte Saint-Martin, n’a pas franchi le pas.
Aux États-Unis ou à Londres, on ne se poserait pas cette question-là.
Renversons la perspective. En 2015, le choix de Luc Bondy de confier à Philippe Torreton le rôle d’Othello, le Maure de Venise, a été très controversé. Il est vrai que dans la pièce de Shakespeare, la couleur de peau a un rôle dramaturgique. Brabantio refuse à Othello la main de sa fille Desdémone parce qu’il est noir… Et la haine opaque de Iago envers Othello pourrait aussi s’expliquer par une question de couleur de peau.
J’ai beaucoup travaillé avec Philippe Torreton, il a été très meurtri par cette polémique. Lui défend que tous les acteurs peuvent jouer tous les rôles, ça devrait s’appliquer aussi à lui.
Seulement, on est dans un contexte où les comédiens de couleur n’ont accès qu’à un répertoire restreint, on a donc envie qu’Othello soit noir.
Dans un monde artistique qui aura avancé, et quand le public se sera libéré de ces carcans, Philippe pourra jouer Othello – en évitant bien sûr le black face.
Si je suis très au clair quant au colour-blind, je suis très mal à l’aise avec les histoires d’appropriation culturelle. Je trouve ça épouvantable, que les gays fassent des spectacles sur les gays, etc, chacun dans sa communauté. Si je remontais Gens de Séoul, d’Oriza Hirata – une histoire de colonialisme entre les Japonais et les Coréens au début du 20e siècle, il y aurait peut-être des ligues pour m’accuser d’appropriation…
Propos recueillis par JB Corteggiani
Théâtre
Candide de Voltaire, mise en scène d’Arnaud Meunier, à la Comédie de Saint-Etienne, les 23 et 24 mars
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