C’est au golf du Touquet, plus précisément au trou n°10 du parcours de la Mer, que j’ai fait la connaissance de Plum. La date: juin 1935, si mes souvenirs sont exacts. Je venais de jouer — un coup excellent ma foi puisque ma balle avait atterri à un mètre du drapeau — lorsque j’ai vu un homme traverser le green. Il sortait d’un buisson où il était probablement allé chercher sa propre balle. Je venais donc de commettre une faute capitale au regard de l’étiquette du golf: jouer trop tôt, au risque de blesser la personne qui me précédait. Des membres ont été exclus du club pour moins que cela. Vu ce qui s’est passé par la suite, je regrette que l’on ne m’ait pas appliqué cette sanction sur le champ.
Je suis allé à grands pas vers le green pour présenter mes excuses à cet homme. Il m’a accueilli avec un large sourire puis, pointant ma balle du doigt, a fait ce commentaire amusé: « Very good shot indeed! ». C’était un type jovial, d’allure distinguée, presque chauve, anglais de toute évidence. Il a vite écarté mes piteuses excuses d’un « No, it’s my own fault. Today my play is a mess, sorry to have kept you waiting ». Non, c’est ma faute. Aujourd’hui je joue comme un cochon, désolé de vous avoir fait attendre.
Réponse d’autant plus élégante qu’en l’occurrence je n’avais pas attendu. L’homme m’a alors proposé que nous finissions la partie ensemble si, m’a-t-il dit, cela ne m’embêtait pas de m’encombrer d’un partenaire en très petite forme. J’ai accepté avec empressement. Il s’est avéré qu’il jouait beaucoup mieux que moi. À la fin de la partie, je l’ai invité à boire un verre au bar du club.
C’est ainsi que je suis devenu ami avec Pelham Grenville Wodehouse, Plum pour ses amis, écrivain britannique établi au Touquet depuis l’année précédente. Je ne connaissais pas ses livres, ni même son nom. Cet Anglais était discret, chaleureux, curieux sans être inquisiteur : il donnait à son interlocuteur l’impression d’être la personne la plus remarquable qu’il ait jamais rencontrée. Sentiment gratifiant qui poussait aux confidences, si bien que, dès ce premier jour, il a presque tout su de moi : Karl, natif de Dresde, professeur d’allemand au lycée de Montreuil, résidant au Touquet depuis trois ans. Ni lui ni moi n’étions pressés de revoir notre pays natal. D’emblée, il y eut entre nous la solidarité des exilés, la complicité des déracinés, ainsi que l’amour ravageur du golf.
Il fut convenu que nous rejouerions ensemble le lendemain. Ce fut un délice. Mon nouvel ami avait beaucoup d’humour. J’aurais dû noter ses saillies, elles étaient hilarantes quoique souvent cruelles. Je me souviens surtout de celle-ci : un jour, alors que je venais faire une «gratte» misérable (la tête de mon club s’était enfoncée profondément dans la terre avant de toucher la balle), il m’avait lancé : « Karl, plus la peine de creuser des tranchées, la Grande Guerre est terminée. D’ailleurs il me semble que vous l’avez perdue … ».
Il me donnait aussi des conseils grâce auxquels mon jeu a rapidement progressé, au point que nos matchs sont devenus de plus en plus serrés. Bientôt nous nous sommes retrouvés trois ou quatre fois par semaine pour en découdre. Sur le parcours, nous ne parlions que de golf, sujet inépuisable s’il en est. Nous commentions nos coups, bons ou mauvais, nous parlions de l’état du terrain et des conditions climatiques, surtout par temps de pluie. Même au club-house, nous évitions d’aborder ces sujets tabous que sont la politique, l’argent et le travail.
Un jour, j’ai réussi à le battre. Il n’aimait pas perdre mais il l’a pris aussi bien que possible. Son commentaire après-coup : « Le golf est un remède à l’orgueil. Selon moi, la maladive arrogance des derniers empereurs romains est entièrement due au fait qu’ils n’ont jamais pratiqué ce sport ». Il a alors suggéré que nous intéressions nos prochaines parties. Il est vrai que les Anglais ont un goût particulier pour les paris, d’argent en particulier. Nous nous mîmes d’accord sur ce principe : à chaque trou, cinq livres sterling (je ne me souviens plus de l’équivalent en francs) iraient de la poche du perdant à celle du gagnant, somme substantielle pour moi, pauvre professeur, mais négligeable pour lui, écrivain à succès. En Angleterre et aux États-Unis, ses livres se vendaient comme des petits pains, avais-je fini par apprendre d’autres membres du club.
Un écrivain singulier
Plum était riche, et même très riche. Il avait émigré en France pour des raisons fiscales. Sa femme Ethel et lui habitaient une magnifique villa, Low Wood, à deux pas du golf. Cette bâtisse anglo-normande, avec bow-windows et toit de tuiles plates vaste comme la mer, avait un charme fou. J’y ai été invité un soir à dîner, découvrant à cette occasion un intérieur meublé avec goût, sans luxe ostentatoire. Les vins étaient excellents, le soufflé d’Ethel pas formidable.
À partir du moment où les parties ont été intéressées, Plum a été beaucoup moins prodigue en conseils. Ce n’était évidemment pas parce que quelques livres étaient en jeu : pour lui le golf n’était pas un sport mais une éthique, presque une allégorie de la vie. Il y avait des gagnants et des perdants, à chacun de se débrouiller pour être dans le bon camp. Au sein de notre amitié s’est ainsi développé un vif esprit de compétition. Je n’aimais pas perdre non plus.
Le jour où il m’a proposé de passer de cinq à vingt livres par trou, j’ai été obligé de lui avouer que mes moyens ne me le permettaient pas. Mais vous jouez comme un dieu, m’a-t-il rétorqué, c’est l’occasion pour vous de devenir à riche, à mes dépens hélas … . Je n’en étais pas aussi sûr, aussi ai-je suggéré une autre forme de défi : le perdant serait condamné à faire quelque chose d’idiot au club-house après la partie, une chose qui le rendrait franchement ridicule. Comme quoi ? avait-il demandé, intrigué. Je ne sais pas, avais-je répondu, et si nous y réfléchissions cette nuit ?
Le lendemain matin, Plum m’a dit qu’il trouvait mon idée excellente. Il proposait que le perdant se renverse un verre de bière sur la tête, à ses frais bien entendu. J’ai perdu ce jour-là. C’est avec ahurissement que le barman du club m’a regardé me doucher avec ma bière, avant de grincer : « Vous trouvez qu’il ne pleut pas assez ici ? ». Plum s’étouffait de rire. Le surlendemain, c’est lui qui était condamné à cette auto-humiliation. Au bout de trois jours, le président du club nous a demandé de cesser nos pitreries : la moquette écossaise du bar était neuve.
Il nous fallut donc poursuivre nos gamineries à l’extérieur du golf. Avec Plum, nous décidâmes que désormais le gagnant choisirait au dernier trou l’épreuve qu’aurait à subir son adversaire. Le lendemain, j’étais condamné à crier un violent « Heil Hitler ! » en pleine rue Saint Jean, en levant le bras évidemment. Je trouvai l’idée atroce. C’était en 1936, des échos alarmants me parvenaient d’Allemagne où j’avais encore un peu de famille. Mon pays était aux mains d’un fou, beaucoup de gens songeaient à partir, et moi, Allemand exilé, j’allais devoir faire ce sinistre salut en public ? Hélas je n’avais pas le choix, j’avais accepté les règles du jeu. Des passants me regardèrent comme si j’étais devenu fou, moindre mal, mais d’autres me prirent pour un fanatique. Plum était hilare.
J’ai boudé pendant une semaine, refusant de jouer en prétextant une bronchite, mais Plum n’a évidemment pas été dupe. Je ne vous savais pas si mauvais perdant, m’a-t-il lancé avec une acrimonie peu courante chez lui. Nous reprîmes nos parties dès le lendemain. Nouvelle défaite. Il voulut que je mette nu sur la plage en pleine journée. Le surlendemain, il perdait au dix-huitième trou à cause d’un putt trop court. Sa sentence : il devrait crier « J’emmerde le roi d’Angleterre » (George VI à l’époque) dans un bar tenu par des Anglais rue Saint-Louis. Il le fit sans trop se forcer. Nous avons été éjectés manu militari.
Invasion
Puis la guerre a éclaté. Je craignais d’être expulsé vers l’Allemagne. Plum, soucieux de ne pas perdre son adversaire préféré, me procura des faux papiers : j’étais soudain devenu citoyen hollandais. Je n’ai jamais su comment il avait obtenu ces documents.
Le golf a été fermé dès 1939. Fini nos enfantillages. Ils nous manquaient, à moi un peu, à lui beaucoup. Le parcours nous manquait plus encore. Il arrivait que nous nous introduisions sur le terrain en catimini pour jouer quelques trous. Côté châtiments, nous commencions à manquer d’imagination car ces parties clandestines nous incitaient à chercher des humiliations de plus en plus aberrantes, pour rester dans le ton. Je n’ai pas beaucoup aimé disputer un match de tennis déguisé en Père Noël, moi qui, de surcroît, n’avais jamais tenu une raquette.
Le 13 mai 1940, la Luftwaffe bombardait la ville. Le soir même, Plum me proposait une partie. J’ai refusé bien évidemment. Pas le cœur à ça. Comment mon ami pouvait-il songer à jouer alors que la situation devenait dramatique ? Il semblait ne s’intéresser qu’au golf et à ses livres, le reste lui était indifférent. C’est à partir de ce moment que nos relations ont commencé à se tendre. Il s’est mis à exercer sur moi un quasi chantage, me rappelant qu’il ne tenait qu’à lui que ma vraie nationalité soit révélée. N’avais-je aucune gratitude envers lui pour mes faux papiers ? Contraint et forcé, j’acceptai cette partie, qu’il gagna sans problème vu mon état de nervosité. Ma peine : m’enfoncer un manche de club jusqu’au fond de la gorge. J’ai vomi. Je n’étais plus son ami, j’étais son jouet. Je me mis à avoir peur de cet homme.
Le 22 mai en fin de matinée, l’armée allemande débarquait au Touquet. Le lendemain, Plum exigea que nous disputions une partie nocturne. Refus catégorique de ma part. Nouveau chantage de la sienne. Par une nuit sans lune, nous commençâmes donc ce qui allait être notre ultime partie. Le premier qui égarerait sa balle dans l’obscurité serait déclaré perdant, décréta-t-il, et l’autre gagnerait tout. Winner takes all. Tout, cela veut dire quoi au juste ? lui demandai-je. Eh bien, to put it shortly, disons que cela sera une question de vie ou de mort, me répondit-il, diablement sérieux mais toujours aussi sibyllin.
Plum était grisé, comme fou. Je ne l’avais jamais vu dans cet état-là. Il perdit sa balle dès le premier trou. Furieux, il jeta ses clubs et partit dans la nuit en hurlant : « Faites de moi ce que vous voulez ».
Moi, ce que je désirais surtout, c’est que cessent ces parties absurdes et dangereuses. Je voulais aussi que Plum arrête son odieux chantage. C’est alors que j’ai eu une idée dont je ne suis pas fier, même des décennies plus tard : j’ai écrit une lettre anonyme.
Le 21 juillet, un sergent allemand s’est pointé à Low Wood et a donné dix minutes à l’écrivain et à sa femme Ethel pour faire leurs valises. Pelham Grenville «Plum» Wodehouse a été expédié dans un camp de prisonniers. La propagande nazie l’en a extrait au bout d’un an … afin qu’il fasse des chroniques humoristiques à la radio allemande.
Dans l’une de ses chroniques, Plum eut ces mots effroyables : « Des jeunes gens m’ont souvent demandé : comment puis-je devenir prisonnier de guerre ? Eh bien il y a plusieurs méthodes. La mienne a été d’acheter une villa au Touquet et d’y rester jusqu’à ce que les Allemands arrivent. C’est probablement le meilleur système, et le plus simple. Vous achetez la villa et les Allemands font le reste ».
Joueur jusqu’au bout. Mais perdant.
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