Béton, dalle en bois aggloméré, bâche d’ensilage, MDF (acronyme de medium density fiberboard, panneau de fibres de bois compressées, communément nommé “médium”)… voici quelques-uns des matériaux qui composent Escalier et Scanner, les deux œuvres que Martin Monchicourt présente en ce moment au Palais des Beaux-arts de Paris.
Si vous avez la curiosité de chercher “bâche d’ensilage” sur internet, vous serez dirigés vers agrifournitures.fr, vital-concept-agriculture.com ou agrilisa.com ; si vous vous interrogez sur la signification de “MDF”, le site de Leroy-Merlin vous fournira une réponse satisfaisante. Et cette petite expérience vous indiquera que c’est aux domaines de la construction, du gros œuvre ou de l’agriculture qu’appartiennent les matériaux utilisés par Martin Monchicourt.
Bien sûr, il y a déjà longtemps que la pratique artistique s’empare de matériaux a priori non artistiques, mais elle le fait souvent en détournant leurs usages et comme pour les sauver de la perdition – l’art permettant au trivial d’accéder à un degré d’existence supérieure. Martin Monchicourt a eu la bonne idée de ne pas être un alchimiste : dans son travail, les matériaux sont employés à leur escient. Si l’artiste a besoin de ce support solide qu’est le médium, c’est pour construire un escalier sur lequel on puisse monter (Escalier) ; quant à la bâche d’ensilage elle est le moyen le plus approprié pour contenir la terre dans laquelle il a planté l’arbrisseau de Scanner ; et le béton s’impose pour réaliser la margelle circulaire qui délimite l’espace de plantation. Du matériau à sa destination, aucune sublimation ni métaphorisation n’est mise en scène. Le geste par lequel Martin Monchicourt informe ce matériau relève de l’artisanat (il a d’ailleurs pratiqué la charpente entre 2002 et 2009), du savoir-faire et du protocole technique plutôt que de l’inspiration créatrice.
Le vocabulaire artistique de Martin Monchicourt est composé d’objets fonctionnels. Si l’on se tourne vers son œuvre récent, on trouve ainsi une échelle (Échelle, 2013), une collection d’outils (Outillage, 2010), ou encore un chariot (Chariot, 2009). Toutes les œuvres reproduisent à l’échelle 1 et avec une exactitude minutieuse ces objets si familiers. Mais l’exactitude et le lissé de la reproduction sont toujours mis en faillite par l’introduction d’une interférence. Tel un glitch concerté, celle-ci perturbe les formes référencées et court-circuite le potentiel fonctionnel de l’objet-modèle : les clous de la série Outillage ont deux têtes et pas de pointe ; l’Échelle est installée au milieu d’une pièce et si l’on peut y monter sans qu’elle s’effondre, elle ne donne accès à rien d’autre qu’au vide ; quant à l’Escalier, il tourne en rond, ce qui n’est qu’une autre manière de ne mener nulle part (on s’amuse d’ailleurs que cet Escalier soit installé à la croisée de ces escaliers des Beaux-arts qui eux, mènent aux salles d’exposition). Là où l’objet affirme un usage, l’œuvre le questionne. Le réalisme extrême sur le fond duquel se joue cette disruption est un moyen de transformer en énigme ce qui allait de soi. Objet-énigme, l’Escalier est comme la réunion et la mise en espace d’une nouvelle de Borges et des objets géométriques impossibles façon escalier de Penrose.
Pour d’autres œuvres, ce n’est pas tant par la disruption que par l’orthodoxie exagérée ou l’amplification que Martin Monchicourt établit un décalage entre les formes et leurs usages. Ainsi, lorsqu’il fixe un panneau signalétique standard “Attention à la marche” sur chacune des trente-deux marches d’un escalier (Attention à la marche, 2011). De même, avec Scanner, il étend le bac dans lequel est installé l’arbre jusqu’à lui donner un diamètre de plusieurs mètres. En vertu de cette hypertrophie, le dispositif de plantation qui, dans l’ordinaire du mobilier urbain, est conçu comme l’écrin d’une présence végétale, à la fois son milieu et sa condition de vie, ce dispositif apparaît soudain comme un étouffoir : au centre de ce large cercle couvert de plastique et cerné de béton, l’arbre frêle (et qui semble fiché plutôt que planté) a tout d’un arbre mort. Le travail de Martin Monchicourt oblitère l’organique ou, en tout cas, le soumet à l’exigence de fini technique et à la froideur de surface qui caractérisent les œuvres.
Dans une sculpture de 2014, intitulée Mi-bois, l’artiste avait reconstitué un arbre préalablement débité en pièces détachées numérotées. Une fois monté, l’arbre préfabriqué se dressait, à même le sol (là aussi fiché, plutôt que planté). Ses branches couturées de gros boulons, il était comme l’association entre un cyborg façon arte povera et d’un meuble à monter soi-même. Ouverte à ses côtés, demeurait installée la caisse dans laquelle avaient été livrées ses pièces détachées.
Il semble que, dans le travail de Martin Monchicourt, toute construction procède d’une désarticulation préalable des formes et des systèmes qui sous-tendent leurs usages. En usant des objets les plus simples, l’œuvre prend des airs anodins : elle est silencieuse, jamais tape à l’œil, ni tapageuse. C’est par cette discrétion qu’elle distille son inquiétante étrangeté, “cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps et de tout temps familières”, écrivait Freud dans De l’interprétation des rêves. Or, quoi de plus familier qu’un clou, un escalier ou un arbre ? Notre rapport au monde est un rapport médiatisé : aménagements, outils ou infrastructures constituent ces médiations qui nous permettent de pénétrer, monter, saisir, fixer et, parfois, nous obligent à contourner, éviter, etc. En modifiant ces médiations ordinaires, ce sont nos gestes familiers que Martin Monchicourt questionne et désarticule. Petit à petit, le glitch nous gagne.
Nina Leger
Escalier et Scanner, de Martin Monchicourt, sont à voir jusqu’au 3 janvier 2016 dans l’exposition des diplômés félicités des Beaux-arts de Paris, Palais des Beaux-arts, Les Voyageurs, 13, quai Malaquais, 75006, Paris. Ouvert du mardi au dimanche, de 13h à 19h.
Site de Martin Monchicourt : http://www.martinmonchicourt.com/
Lire également : “Hors d’œuvre – Les Voyageurs, épisode 1”, par Nina Leger.
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