La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Credo fide esse veram…
| 13 Juin 2017

S’il vous manque une case… Classiques incontournables, perles méconnues, succès d’estime ou commerciaux, collectés au gré de nos humeurs et de notre errance au sein du “neuvième art”.

La Cire moderne © Cuvellier et Radiguès - Casterman 2017

© Éditions Casterman / Cuvellier et Radiguès

« …et intelligo quod non est vera [1] », énonçait Raymond Lulle à la charnière des XIIIe et XIVe siècles, manifestant la dichotomie existant pour tout fidèle entre les déductions opérées par la raison et l’irrationalité des affirmations de la foi. Cette contradiction est la source de l’irréductibilité des points de vue entre le croyant et l’athée qui, ainsi que Kant l’a montré, relève d’une antinomie plus fondamentale, car elle est celle de la raison elle-même. Bien que l’affirmation de l’inexistence d’une entité transcendante ne soit pas plus rationnelle que l’inverse, les deux attitudes relevant de simples croyances personnelles, force est de constater que le plus souvent l’athée ou le croyant se considèrent comme les dépositaires d’une vérité leur permettant de se moquer — ou pire — l’un de l’autre, et vice-versa. Et d’habiller de religion ou de laïcité ce qui n’est qu’un discours d’intolérance. Loin de nous l’idée bien sûr d’entrer ici dans un débat fort à la mode, sur lequel on entend un peu tout et n’importe quoi, ni même de remettre sur le tapis la question des caricatures, qui ont engendré les drames que chacun a en mémoire. D’ailleurs, au risque de ne pas être dans l’air du temps, c’est de catholicisme dont nous parlerons aujourd’hui.

La religion, et plus particulièrement la catholique, est en général traitée dans la bande dessinée sous l’angle de la critique ou de la raillerie, qui peuvent prendre de multiples formes [2]. Ce peut être une relecture absurde des textes, comme l’admirable Sacré comique de Goossens (Fluide Glacial, 2011), ou une critique autobiographique de l’éducation religieuse, à la manière assez noire de Binet dans L’Institution (Fluide Glacial, 1981), ou avec le ton plus léger de Pétillon, avec Florence Cestac au dessin, dans Super catho (Dargaud, 2004). Yann (scénariste) et Laurent Verron (dessinateur) mettent en scène pour leur part un missionnaire dans Les Exploits d’Odilon Verjus (7 tomes, Le Lombard, 1996-2006), dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est peu orthodoxe. Et dans le trash, il y a bien sûr l’incontournable Versets sataniques de l’évangile, « selon le professeur Choron, enluminés par Vuillemin », comme nous l’indique la couverture (Magic Strip, 1989).

La Cire moderne © Cuvellier et Radiguès - Casterman 2017

La Cire moderne © Éditions Casterman / Cuvellier et Radiguès

C’est un angle d’approche très différent que choisissent Vincent Cuvellier (Scénario) et Max de Radiguès (Dessin) dans La Cire moderne (Casterman, 2017, 158p.), au travers de leurs trois personnages principaux, en proposant un road trip dans quelques lieux du christianisme français, sur fond d’une histoire de remise en question personnelle.

Manu et sa copine Sam vivent une vie de djeun’s désœuvrés dans une petite maison, essentiellement occupés à faire la fête, l’amour, et fumer des joints, lorsqu’ils se retrouvent hériter, au décès de l’oncle de Manu, d’un stock de cierges dont il était fabriquant… En compagnie de Jordan, le jeune frère insupportable de Sam, titulaire d’un « bac pro action commerciale », obsédé par le sexe et odieux avec les filles, ils vont parcourir, avec le combi Volkswagen dont ils ont aussi hérité, les églises et monastères de France pour se faire de la « thune », en vendant ces cierges qui « sentent les pieds », jusqu’à Lourdes. Cette histoire devient l’occasion de proposer un regard à la fois tendre et drôle sur la confrontation de deux mondes antagonistes qui vont cependant se révéler plus proche qu’on ne pourrait le croire au premier abord. Le parcours géographique est aussi un trajet spirituel, au cours duquel Manu, fumeur de joints en dreadlocks, découvre progressivement la foi, sous la conduite d’un prêtre débonnaire, fan de Pif Gadget, même si c’est « coco » [3].

La Cire moderne © Cuvellier et Radiguès - Casterman 2017

La Cire moderne © Éditions Casterman / Cuvellier et Radiguès

Deux mondes, donc, coexistent dans cette aventure, celui des jeunes sans religions et celui des croyants, sans que ne soit jamais porté de jugement de valeur de la part des auteurs, car les uns et les autres sont aussi attachants. Leur évocation en parallèle rend ainsi possibles des comparaisons, permettant de découvrir des préoccupations identiques dans leur structure, sinon dans leur finalité. Ainsi, le « Christ pack© », que l’on peut acheter à l’Abbaye de Villeroy, donne à Jordan l’idée d’un « Spliff pack », qui serait composé « d’une barrette de shit, un paquet de Riz LaCroix, des bouts de cartons, un Zippo » — sauf, lui rappelle sa sœur, « qu’on roule dans un camion de cierges, pas un camion de shit »

Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres (les soirées, les concerts, les structures collectives, etc.) de cette lecture croisée de deux univers d’apparence très différents, mais qui, étudiés en détail, manifestent des comportements similaires faits de rituels, d’habitudes ou de traditions, qui ont finalement le même rôle : organiser des communautés au travers de pratiques partagées. Celles-ci sont égales en dignité, car ils ont les mêmes qualités et les mêmes défauts, réservant bien des surprises aux trois lascars. Les prêtres bodybuildés des Prémontrés, les Trappistes muets ou les artistes du festival « Dieu est Rock », paraissent en définitive aussi singuliers que les jeunes de la bande à Manu et Sam ou les chanteurs des « Barbiches à moustache », bloqués sur la critique de Sarkozy alors que « ça fait 120 ans qu’il est plus président ». Et ces adolescents qui cherchent à se construire dans leur quête de Dieu sont-ils moins mystiques que ce jeune qui, de retour d’un voyage de sept mois en Afrique, tente de retrouver ses racines dans la campagne française, parce qu’il sent « qu’il y a un truc fort entre la terre et lui » ?

L’histoire se focalise progressivement sur Manu, qui est comme perdu entre ces deux horizons culturels, cherchant la place qui est la sienne dans une métaphore du passage de l’adolescence à l’âge adulte. Car la quête religieuse n’est que la recherche de ce qui lui manque le plus, « le silence », dans cette époque où, comme il le dit : « tout le monde parle tout le temps. Et dans tout ce monde, c’est moi qui parle le plus ». De ce fait, aucun prosélytisme malvenu — que j’avais craint à la lecture de la quatrième de couverture — ne vient gâcher cette fresque, sans doute du fait de la personnalité des deux auteurs. Vincent Cuvillier, auteur reconnu de BD pour la jeunesse, notamment la série Émile (illustré par Ronan Badel, 17 titres, 2012-2017), est un croyant qui réalise là son premier scénario adulte. Ayant cessé sa collaboration avec le journal Le Pèlerin parce qu’il n’était pas assez respectueux de la religion, le projet de La Cire moderne s’est d’abord vu refusé par d’autres éditeurs : on lui reprochait de présenter le christianisme de manière trop positive, alors que son but était de pouvoir « enchaîner une scène de cul et les vêpres du matin en deux pages, sans que personne ne soit choqué, ni pas choqué » [4]. Max de Radiguès n’est lui pas croyant, et ses autres productions sont assez différentes, bien qu’il s’agisse souvent de tableaux sur la vie des jeunes comme Cowabunga (L’employé du moi, 2013) ou Un été en apnée (Sarbacane, 2014) [5].

Ces deux auteurs représentent ainsi la double face de l’antinomie rationnelle dont nous parlions, concentrant leur effort sur la peinture psychologique de leurs personnages plutôt que sur des jugements dogmatiques qui pourraient être produits d’un côté comme de l’autre. Cette BD à découvrir, que l’on pourrait croire — à tort — être une apologie du christianisme, constitue en réalité une lecture allégorique de la quête de sens qui, à un moment ou à un autre, saisit chaque être humain face à l’absurdité de l’existence.

Didier Ottaviani
S’il vous manque une case…

[1] « Je crois que la foi est vraie et je comprends qu’elle ne l’est pas », Raymond Lulle, Liber de fide sancta catholica, Prologue.

[2] Du moins en ce qui concerne les œuvres n’ayant pas vocation au prosélytisme, car il existe bien entendu une production considérable de BD religieuses, le support dessiné se prêtant particulièrement bien à l’enseignement. Ce n’est d’ailleurs pas une nouveauté : le Moyen Âge chrétien considérait souvent les images comme une « bible de l’illettré », se présentant même sous une forme similaire à celles des cases de BD, par exemple avec le verso de La Maestà de Duccio (XIVe siècle) ou les fresques du XIVe et XVe de l’église San Agostino de San Gimignano (Toscane, Italie).

[3] Pour ceux qui ont lu les chroniques précédentes, vous allez vous dire que je suis un peu pénible avec cette histoire de Pif, mais cette fois c’est pas moi qu’ai commencé… Page 108, la figure du prêtre est métaphoriquement associée — vous verrez pourquoi — à Arthur le fantôme justicier (une série de Jean Cézard — père des Rigolus pour ceux qui suivent —, qui débute dans Vaillant en 1953 et se poursuit dans Pif jusqu’en 1977, puis est reprise en 1982-1988 par Mircea Arapu).

[4] Sur sa page Facebook.

[5] Signalons, parce qu’il vient de sortir en album, son remarquable Bâtard (Casterman, 2017), qui propose un autre road trip complètement différent. Racontant l’errance de deux braqueurs de banque américains, une mère et son fils, cette fois plus proche de l’ambiance de Jim Harrison ou de Tarantino que de Bernanos ou des films évangéliques, Radiguès utilise son style épuré, à la limite de la ligne claire, pour donner une nervosité à cette BD au découpage cinématographique.

***

Les couvertures et les illustrations sont protégées par le droit d’auteur, elles ne peuvent être utilisées sans l’autorisation des Éditions Casterman S.A. et toute reproduction ou utilisation non autorisée est constitutive de contrefaçon et passible de poursuites pénales.
 

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