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Les frères Bouroullec, de la fontaine à la source
| 10 Mar 2019

Le 21 mars, jour du printemps, l’eau des six fontaines taries du Rond-Point des Champs-Élysées – elles avaient été piétinées lors de la Coupe du monde de foot 98 – va jaillir à nouveau, quinze mètre au-dessus du sol. Elle s’écoulera du haut de six mâts, dans du cristal, vers les six bassins conservés, datant du XIXe siècle. Ces pièces exceptionnelles ont été redessinées, complètement réinventées par Ronan et Erwan Bouroullec, dans l’esprit de celles conçues par le verrier Lalique en 1930.

Sur le devant de la scène du design en France et dans le monde, les deux frères, qui ont à leur actif tant d’expositions et de projets, sont de plus en plus impliqués dans l’espace public, comme à Rennes avec leurs « Rêveries urbaines ».

Leurs mâts des Champs, projet précieux, fragile et onéreux, feront sans doute l’objet de critiques, au temps des gilets jaunes sur rond-point. En attendant, ils font un pas de côté, se décalent. Et exposent leur dessins personnels et respectifs, chez kreo, leur dixième monographie en cette galerie.

Ronan & Erwan Bouroullec © Morgane Le Gall/ Courtesy Galerie kreo Erwan Bouroullec © Morgane Le Gall/ Courtesy Galerie kreo © Morgane Le Gall/ Courtesy Galerie kreo

Des dessins des Bouroullec, manuels ou numériques, on en a déjà vu ! Pour étayer les procédés industriel de leurs créations, ou déjà des expressions plus personnelles. Dans Dessiner le design aux Arts décoratifs de Paris en 2010, aux côtés d’autres traits de designers, et surtout au centre d’architecture Arc-en-Rêve de Bordeaux, en 2011. Leur attachement à leurs carnets de croquis s’est aussi illustré avec leur bel ouvrage, Drawing, en 2013.

Mais là, chez kreo, c’est différent. D’habitude on ne distingue jamais quelle main ou quel œil a conçu, car ils signent tout de leurs deux noms, dans un contexte toujours collectif, ainsi la collection Officina chez Magis (2017) ou le showroom Kwadrat à Copenhague. Mais voilà qu’il se différencient clairement, le temps de cette expo. S’autorisant des recherches et des traits buissonniers, plus intimes, sans cahiers des charges, se donnant la liberté des artistes.

© Ronan Bouroullec / Courtesy Galerie kreo © Ronan Bouroullec / Courtesy Galerie kreo © Ronan Bouroullec / Courtesy Galerie kreo © Ronan Bouroullec / Courtesy Galerie kreo

Du côté de Ronan, des formes très purement colorées, monochromes rouges ou entrecroisant noir, jaune, des entrelacs de fils très denses, un peu organiques mais contractés, où il y a des tourbillons de matière, de la nuance aussi, de la brillance, comme des laques sur papier glacé. Cet effet est rendu par l’encre du feutre-pinceau japonais. Ni complètement abstraites ni explicitement figuratives, ces visions peuvent évoquer de vagues formes familières, comme si ressortait quand même une inspiration de designer. L’ensemble, bien accroché, dévoile sa puissance chromatique, différents tempos dans le passage d’une scène à l’autre, entre délicatesse et fermeté. Le dessin est pour cet ainé (né en 1971), diplômé des Arts Déco parisiens, une activité vitale depuis qu’il est enfant. Son terrier secret, un temps volé à son métier. Aujourd’hui, il poste ses œuvres sur Instagram.

© Erwan Bouroullec / Courtesy Galerie kreo

Dans le champ d’Erwan, c’est un ébouriffement moins contenu, dans des formats plus grands, répétitifs, mais jouant de différentes teintes, vert, rouge, bleu, jaune, blanc très affirmés, ou blanc, gris, brun, vert plus ténus, où le blanc reste une couleur. Le tout apparaît comme voilé. Comme des herbes folles, de fines structures complexes qui s’embrouillent, qui jaillissent, voudraient sortir du cadre. Sans vide, sans horizon, un trop-plein où l’on se sent happée dans un flux très lumineux, onirique, fougueux. Comment cela est-il réalisé ? À partir de photographies, métamorphosées sur ordinateur, grâce un logiciel qu’il a conçu. Ce plus jeune des frères (né en 1976), diplômé de l’École d’art de Paris-Cergy, a lui très vite plongé dans l’ordinateur pour en ressortir la substantifique harmonie d’une complexité labyrinthique.

Chez tous deux, s’exprime une vision organique du monde, d’une nature devenue artificielle, mais complètement hybridée aux réseaux numériques. Leurs paysages de dessins très libres regardent, de deux yeux différents, sans trop de coïncidences, leurs paysages d’objets et de matières plus contraints, fusionnés à deux.

Anne-Marie Fèvre
Design

Galerie kreo Paris, 31, rue Dauphine, 75006,  jusqu’au 9 avril.
Galerie kreo Londres, 14 A Hay Hill,jusqu’au 6 avril.
En vente aussi sur le site WrongShop.

 

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