Comme le prévoit la loi, le sculpteur Elias Thomer a été déclaré officiellement décédé le 24 décembre 2024, soit 20 ans jour pour jour après sa disparition. Une disparition qui, on s’en souvient, avait alors causé un grand émoi.
C’est en effet le jour de Noël 2004 que des amis invités à passer le réveillon au domicile de l’artiste, s’étonnant qu’il ne leur ouvre pas la porte alors que toutes les lumières de son grand appartement donnant sur la rue de Grenelle étaient allumées et que l’on y entendait de la musique, se sont inquiétés et ont finalement prévenu la police.
Un serrurier a été dépêché et la porte rapidement ouverte. On eut la grande surprise de trouver Elias Thomer installé dans un fauteuil club de son immense salon. Immobile, le regard fixe, le visage légèrement crispé, accentué par un presque imperceptible haussement de sourcil, la bouche à peine entr’ouverte, la main gauche posée sur son cœur, une coupe de champagne brisée au sol près de sa main droite inerte, tout laissait penser que l’artiste avait été la victime d’une crise cardiaque soudaine.
Son médecin traitant appelé sur les lieux ne put que constater le décès. Il envisagea brièvement de faire pratiquer une autopsie afin de déterminer la cause exacte de la mort d’un homme encore dans la force de l’âge. Comme il s’étonnait d’une aussi rapide et totale rigidité cadavérique, il examina plus avant le défunt. Il ne lui fallut que quelques minutes pour constater que ce n’était pas lui qui se trouvait là, mais bien une sculpture d’un réalisme confondant, quasiment surnaturel !
“Un mort réaliste au point qu’à tout moment on s’attendait à ce qu’il se mît à parler !“ comme il l’avait déclaré par la suite.
Que signifiait cette mise en scène ? Quelle était cette nouvelle mystification ?
On sait qu’il n’en était pas avare ! Il n’est peut-être pas inutile de rappeler à nos lectrices qui ne seraient pas familières de l’art contemporain qui était Élias Thomer.
Sculpteur hyperréaliste moins connu du grand public que le précurseur Duane Hanson ou surtout que Ron Mueck, dont l’œuvre vient de faire l’objet d’une rétrospective à la fondation Cartier à Paris, il était certainement LE magicien de cette école. Ces sculptures étaient d’un réalisme tel que bien rares furent celles et ceux qui ne se laissèrent pas abuser un jour ou l’autre.
Il suffit de ne citer que l’une de ses œuvres les plus emblématiques Le gardien de musée (1992. Technique mixte) malicieusement exposée entre deux salles de Beaubourg. Combien de fois par jour ne lui demande-t-on pas l’heure de fermeture, la salle des cubistes, si les photos sont autorisées… ou encore la direction des toilettes ?
Et comment ne pas observer avec délices les visiteurs impatients d’abord attendre, puis soupirer pour enfin commencer à tousser bruyamment, jusqu’à ce que l’Amateur d’art (1994. Polyester, fibres de verre. cheveux) accepte enfin de laisser sa place devant “Procrastination #1“ de Teodozjusz Przybylszczkiewicz, le temps d’un selfie ? Il n’est pas rare qu’un visiteur un peu plus agressif soit allé jusqu’à le bousculer déclenchant l’alarme avant d’être expulsé.
Mais revenons rue de Grenelle. Les habitués des lieux étaient accoutumés aux mises en scène macabres de l’artiste qui animaient – si l’on peut dire – différentes pièces du grand appartement.
D’un goût que certains jugeaient douteux puisqu’elles pérénisaient des drames qui s’y étaient déroulés.
Ainsi, près de la porte d’entrée, Pompidou*, le fidèle labrador, naturalisé, la laisse dans la gueule, attendant depuis des années le retour de la promenade. Car d’une manière générale, rien de ce qui a un jour aboyé, miaulé, gringuotté, trillé, ou craqué dans l’appartement ne manque à l’appel, à défaut de pouvoir encore y répondre !
Les visiteurs de la grande bibliothèque sise à droite de l’entrée, étaient saisis par la présence du corps de Maria (en fibres de verre et différentes résines. NDLR) à moitié caché par une pile de volumes – formats in-folio – de l’encyclopédie qu’elle était en train d’épousseter quand elle perdit fâcheusement l’équilibre et tomba du haut de l’échelle. La présence du plumeau à son côté ajoutant une petite touche réaliste et colorée à la scène. L’échelle est restée en place.
L’accident domestique de la femme de ménage portugaise ne précéda que de peu celui de l’accordeur de piano, retrouvé mort, assommé par la chute du lourd couvercle alors qu’il s’affairait sur les cordes. La scène immortalisée par le sculpteur surprend les visiteurs… et a modifié définitivement le son de l’instrument qu’il a rebaptisé son piano préparé.
Les invités qui ont eu l’occasion de visiter la cuisine se souviennent avec émotion – comment l’oublier ? – d’avoir surpris la charmante épouse de l’artiste en train de goûter – pour l’éternité – la poêlée de champignons forestiers qui allait lui être fatale. Son mari n’avait pas eu le cœur de représenter la scène APRÈS la dégustation à laquelle il avait échappé par miracle. Elle avait en effet eu lieu le soir même où Pompidou ayant été écrasé par une voiture pendant la promenade quotidienne, il était rentré tard chez lui des urgences vétérinaires.
Mais inutile de faire le tour complet des évocations de tous les accidents domestiques ou autres survenus rue de Grenelle. Chaque pièce en conservait la ou les traces ! L’ambiance un peu morbide que donnait au lieu la présence si incongrue des “fantômes“ des disparus ne semblait pas dissuader les amis de l’artiste – des “esprits forts“ sans doute et peu superstitieux – de s’y rendre fréquemment.
Tout cela n’expliquait pas dans cet espèce de musée Grévin funèbre l’arrivée si inattendue de la figure du maître des lieux. Le sculpteur n’avait jamais mis en scène un drame avant qu’il ne se produisît. L’artiste avait-il pressenti sa fin si proche et aurait-il jugé opportun de faire une exception et d’en immortaliser la scène prématurément? Mais alors, si sa vie a réellement connu ce dénouement tragique, à qui a-t il confié le soin d’installer son ultime auto-portrait dans son salon et où est passé le vrai corps ?
Si au contraire, dérogeant à ses habitudes, il l’avait installé lui-même et qu’il n’était finalement pas mort, aurait-il décidé de quitter les lieux, estimant qu’il n’était pas possible de continuer à y vivre avec son double ?
Se retrouver ainsi en permanence en sa propre présence lui aurait sans doute paru insupportable !
On ne le saura sans doute jamais. Le “mort“ n’ayant jamais donné signe de vie depuis ce triste soir de Noël 2004.
* Drôle de nom pour un labrador !
****
Depuis la disparition de son propriétaire, l’appartement de la rue de Grenelle a été maintenu dans son état. Il est à présent question de le transformer en musée.
0 commentaires