La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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35 – Lundi 26 juin, 20 heures
| 04 Août 2022

Quelle époque. J’ai été agressé dimanche matin à mon domicile.

Autrefois la police était respectée. L’ordre régnait dans la société. Les températures ne battaient pas régulièrement des records. Les arbres ne perdaient pas leurs feuilles dès le début du mois de juillet, l’été ne commençait pas le premier mai. La police était respectable.

J’avais bu mon café que je prends noir et sans sucre. Généralement j’avale deux toasts grillés que je beurre légèrement afin de limiter mon taux de cholestérol. À 50 ans il faut surveiller l’état de la mécanique. Dans mon métier la condition physique est déterminante. Nous devons nous tenir prêts à affronter l’adversité. Elle surgit alors que je lavais ma vaisselle. Je sifflotais, inconscient du danger qui menaçait.

Depuis que j’ai signé l’acte de divorce, je chantonne quand je suis seul, je siffle des chansons à deux sous. Je crois bien que ce matin-là un air du chanteur me trottait dans la tête. Comment faire autrement? Nous entendons ces fredaines sur toutes les ondes à longueur de journée. De ma fenêtre entrouverte je contemplais la rue qui s’animait lentement en ce jour chômé. Je voyais passer des couples de petits vieux qui se rendaient au marché. Ils se tenaient par la main, l’un traînant le caddy où s’engouffreraient bientôt les victuailles de la semaine, légumes frais, pommes de terre bio, fruits de la région, une épaule d’agneau pour les plus fortunés. Ils avancent en silence, ce sont toujours les premiers arrivés devant les étals.

Passé un certain âge, les gens se couchent tôt. Le samedi soir ressemble aux autres jours. Il y a belle lurette que personne ne vient plus animer leurs soirées. Les enfants sont grands, ont fait leur vie ailleurs, à Lyon, Bordeaux ou aux États-Unis. Les plus chanceux ont droit à cinq minutes quotidiennes de conversation sur Skype. Ils regardent l’image lointaine du fils ou de la fille qui a embelli, forcément. Ils devinent à travers l’écran le cadre d’un intérieur cossu qu’ils ne verront jamais, ce sont des meubles aux formes vagues, perdus dans la pénombre d’un salon, quelque part sur la terre et ailleurs que chez eux, ils entendent une voix qui semble familière comme celle qui nous hante quelquefois dans nos rêves.

L’écran s’éteint, les proches sont si loin maintenant. Devant l’ordinateur muet, les vieux pensent à la mort, et malgré la chaleur ils ferment les volets même s’il n’est pas très tard, ils mangent un petit morceau, allument la télé pour tromper leur ennui ou calmer leur détresse, le vide emplit toute la pièce. Quand sonne l’heure, ils partent se coucher. Demain c’est le marché. Je suivais du regard un couple d’octogénaires. Elle avait les cheveux gris et portait une robe à pois bleus sur fond blanc. On la repérait de loin avec ses gros pois. Lui était chauve et traînait la patte.

Un reflet dans la fenêtre a alerté mon attention. Le matin je rêvasse devant l’évier à vaisselle. C’est un moment que j’affectionne. La journée a déjà débuté sans avoir commencé. Je suis entre deux rives, l’une s’éloigne à grand pas tandis que l’autre reste noyée dans la brume. Les soucis de mon métier se tiennent à distance. Mon cerveau enregistre au ralenti les impressions nouvelles, il s’attarde volontiers sur le spectacle du monde qui s’éveille sous mes yeux. Du troisième où j’habite, j’aperçois les petites gens. En semaine, ce sont les éboueurs qui retiennent mon attention. Ils ramassent les ordures un peu après six heures. Le dimanche, les bruits sont assourdis. On entend quelquefois le chant d’un merle ou le cri d’une mouette égarée dans les terres. On entend le silence. Je chante pour moi-même et je sursaute au moindre bruit. C’est ce qui l’a perdue. La porte de ma cuisine grince sur ses gonds. Je devrais les huiler mais je remets chaque jour au lendemain une tâche qui m’ennuie. Puis ce n’est pas si grave. Isabelle est partie et le couinement de la porte ne réveille plus personne.

Je ne sais plus quel sens a réagi le premier, l’œil en saisissant un reflet inhabituel ou l’oreille tendue avant que je réfléchisse. Je me suis retourné alors qu’elle bondissait sur moi, un couteau à la main. Mes exercices de gymnastique quotidiens m’ont sauvé la vie. J’ai esquivé le coup en repliant les jambes, les fesses sur mes talons. Elle est partie tête la première dans l’évier, le front butant contre le robinet. Elle a étouffé un léger cri de douleur, très en-dessous j’imagine de ce qu’elle ressentait. Le choc l’avait à peine sonnée. J’ai levé les bras pour la ceinturer au niveau du bassin. Elle s’est débattue et a tenté de se dégager de mon étreinte. En y repensant, je me suis dit que peu d’hommes avaient dû l’attraper de cette façon. Elle ne semble pas être une femme à se laisser prendre facilement. Elle a commencé à tambouriner sur ma tête de toutes ses forces, essayant de m’assommer. Elle avait resserré ses cuisses musclées autour de ma nuque et me contraignait à enfouir mon visage dans une toison que je devinais à travers la toile de son jean. J’étais sur le point de m’asphyxier. J’étais en mauvaise posture. Il n’y avait aucun autre moyen. C’était elle ou moi.

J’ai mordu à pleines dents la toile de son pantalon jusqu’au moment où j’ai senti son sexe se révulser sous l’effet de la douleur. Elle a hurlé et relâché son emprise dans un mouvement réflexe. La tête dégagée, j’ai donné un coup rude au niveau du bas ventre. Elle a hurlé de plus belle. Comme le diable qui sort de sa boîte je me suis relevé d’un bond. La partie n’était pas gagnée. En luttant, je repensais aux morts qu’elle avait laissés derrière elle, à Jo, au chanteur. Je n’avais pas le choix. J’ai agrippé ses seins sans prendre la peine de les jauger. Ce n’était pas le moment. Ses bras se rabattaient sur moi alors que je poussai de tout mon corps contre le sien, la faisant basculer à la renverse sur le dallage de la cuisine. Un bruit mat a accompagné sa chute. Elle avait donné tête la première contre le sol. Boum! Ses larges omoplates avait fait boum en rencontrant le carrelage. Un filet de sang s’échappait de ses lèvres entrouvertes. Elle paraissait inconsciente, inanimée, morte peut-être.

C’était un beau morceau de femme, tout en charpente et en muscles. Seules les épaules développées à l’excès trahissaient un entraînement forcé. Je penchais la tête quand elle ouvrit les yeux. Deux grands yeux bleus, un bleu métallique et froid. Telle une pompe qu’on vient de réamorcer, elle s’est redressée, m’a fixé un moment, a hésité une seconde peut-être avant de déguerpir. Je n’ai pas eu le temps de faire un seul geste. Plus rapide que l’éclair, elle atteignait la porte d’entrée. Je l’ai entendue dévaler quatre à quatre l’escalier de l’immeuble.

Il était inutile de chercher à la poursuivre: elle courait si vite que j’aurais rendu l’âme avant de lui remettre la main dessus. J’étais passablement choqué. Ma nuque me faisait souffrir, j’avais le crâne endolori. Je me suis précipité à la fenêtre. Elle tournait déjà au coin de la rue. Ingrid.

 

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