« Diogène en banlieue » : Heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.
Faire carrière dans l’Éducation nationale est une expression presque dépourvue de sens lorsque vous êtes enseignant. Le seul véritable moyen de progresser est en fait de quitter ce ministère A.M.E.R. pour citer un célèbre groupe de rap. Il existe sans doute quelques issues de secours comme les classes préparatoires, les BTS ou encore les IUT, sans oublier l’université.
Mais ces portes de sorties sont peu nombreuses et l’accès en est jalousement gardé. Un enseignant du secondaire qui tente de pénétrer à l’université se verra souvent refoulé malgré ses diplômes. Un trop long séjour au lycée, sans parler du collège, l’a définitivement dévalorisé. Il n’est plus crédible. Et si toutefois il est recruté, il y a peu de chances qu’il dépasse le statut de ces PRAG à qui l’on ne confie que la première ou la deuxième année qui comptent le plus grand nombre d’étudiants. Il devra également un nombre d’heures plus important que ses collègues maîtres de conférence. Pour les autres filières, classes prépa, IUT, etc., il faut s’armer de patience tant le nombre de professeurs désireux de quitter le navire du secondaire est important. Il y a forcément un effet d’engorgement. Un inspecteur à qui j’avais fait part, il y a bien longtemps, de mon désir d’enseigner en classe préparatoire m’avait laissé entendre que le délai d’attente pouvait monter jusqu’à dix ans. Je suis sans doute quelqu’un d’impatient, mais il faut reconnaître qu’il est difficile de se projeter dans un avenir aussi lointain.
Comme beaucoup de mes collègues, j’ai fini par renoncer à quitter le secondaire, que j’aime d’ailleurs beaucoup mais où j’ai quelquefois l’impression d’être en « rediffusion permanente », à l’image de ces speakerines de l’ORTF qui répétaient sans cesse les mêmes annonces, le charme en moins, bien sûr.
S’il n’y a guère de possibilité de carrière dans l’Éducation nationale, du moins en ce qui concerne le métier d’enseignant, c’est sans doute parce qu’il n’y a pas de suivi de carrière. Lorsque vous changez de poste, ce qui du reste est fortement déconseillé par l’appareil, vous êtes toujours accueilli comme un débutant dans votre nouvel établissement. Vous pouvez avoir quarante ou cinquante ans, vous sortez du néant aux yeux du proviseur qui vous accueille d’une façon plus ou moins amène selon les cas. Le ministère ne transmet, semble-t-il, aucune information sur les personnels qu’il nomme. Où étiez-vous auparavant ? Quelles sont vos expériences ? Avez-vous toujours enseigné ou travaillé dans une autre branche ? Jusqu’à vos diplômes qui restent inconnus de votre chef d’établissement. Vous êtes un enseignant, accessoirement en maths, en philo, en histoire. Vous prenez les élèves qu’on vous donne et tout le monde croise les doigts pour que la chose se passe sans incident notoire. Par chance, les professeurs sont des personnes sérieuses, dévouées comme le dirait le ministre de la vocation. Et les choses, effectivement, en général, ne se passent pas trop mal. Les professeurs arrivent à l’heure, font leurs cours, repartent sans poser de problèmes. Certains vont même jusqu’à les trouver gentils. Où étaient-ils auparavant ? Où vont-ils ? Ce sont des questions que l’administration refuse de se poser.
Enfin, tout marche sur la tête dans l’Éducation nationale, où la mobilité des enseignants est non seulement déconseillée mais aussi sanctionnée. C’est le fameux système des points. Il est facile de le résumer : plus vous demeurez dans un poste, plus vous accumulez de points. Quand vous changez d’académie, de département ou d’établissement, vous perdez une bonne partie de vos points. Vous repartez quasiment à zéro dans votre carrière. Vous êtes aussi jeune et fringant à cinquante qu’à vingt ans avec ce merveilleux système. La plupart des syndicats le défendent cependant parce qu’il est impartial. Il évite de soumettre un professeur à l’arbitraire de son chef d’établissement. Et la remarque est juste. Elle cache malheureusement une autre forme d’arbitraire ou plutôt d’absurdité. Un professeur qui a enseigné plus de trente ans au même endroit devrait, en théorie du moins, pouvoir être nommé dans un établissement prestigieux comme Henri-IV ou Louis-le-Grand, tant il a acquis de points en ne quittant jamais le poste où il a sans doute commencé sa carrière. On se doute bien néanmoins qu’il n’obtiendra pas Henri-IV : ce grand lycée, comme tant d’autres, a de nombreux moyens de repousser sa candidature. Ce système des points, outre qu’il est absurde, est ainsi régulièrement contourné. Soit de façon légale, et c’est le cas des établissements célèbres qui possèdent tous des classes préparatoires où l’on recrute sur dossier. Une fois nommé dans une de ces classes, le professeur peut alors enseigner également au lycée. Il n’a plus besoin d’avoir les mille points ou davantage qu’exige officiellement le barème de recrutement. Soit de façon illégale et par piston. La chose n’est pas fréquente, mais elle existe.
Officiellement, pour l’Éducation nationale, le professeur idéal est donc celui qui commence et finit sa carrière dans le même établissement. Il faut le rappeler aux jeunes gens qui désireraient encore se lancer dans le métier. Attention ! Vous n’êtes pas prêts de voir les lointains !
Je m’apprête à éteindre mon ordinateur quand je tombe sur une « alerte » lancée par mon ministère : « Ambition enseigner », dit-elle. « Inscrivez-vous au concours. » Je souris devant l’ironie du sort. Tout le monde croit aujourd’hui qu’il faut singulièrement manquer d’ambition pour devenir enseignant.
Gilles Pétel
Diogène en banlieue
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