Depuis l’arrivée du tramway, elles refont surface, avec l’ambition de ne pas être en retard pour le Grand Paris. Les portes périphériques de la capitale vont-elle devenir des places plus agréables, mieux reliées avec les banlieues toutes proches ? Des Lilas à Versailles, de Clichy à Vitry, exploration de ces confins en travaux, qui se creusent pour ressurgir.
Elle semble toujours un peu excentrée la porte Dorée, au bout d’un XIIe arrondissement qui ne fait pas de bruit. Avec sa dénomination initiale d’Orée, puis de Dorée qui teinte avec faste et éclat, elle n’évoque aucun lieu précis, même si elle est aussi de Picpus, elle reste flottante sur le plan parisien. Ancienne combattante, un peu plus militaire que d’autres portes, très bien gardée par tous ces généraux et maréchaux, Lyautey, Soult, Poniatowski, Laperrine, Dodds, Archinard, Messimy… Dérangeante, elle qui a exalté dans les années 30 le colonialisme en son Palais, entre « mission civilisatrice » de la France outre-mer et « exotisme des populations indigènes ». Faudrait-il supprimer tous ces noms, renommer ces voies ? Non, répond l’historien Marcel Dorigny, « à Paris, il faudrait redonner du sens plutôt qu’effacer les noms ». [1] Avec la vague des décolonisations des années 60, le palais se transforme en Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie.
Porte Dorée, forcément, on y est passé. Le dimanche, on achetait des glaces chez Raimo, aussi bonnes que celles de Berthillon, on prenait un café à la brasserie des Cascades, on débouchait sur le bois de Vincennes très vite offert. Des fenêtres d’un HBM appartenant à des amis – ce qui m’a permis de mesurer la qualité spatiale de ces vieux apparts sociaux – on apercevait et entendait la foire du Trône en juin, on allait se balader vers le Lac… La porte Dorée pourrait se nommer la porte du Dimanche. Ce jour-là, familles, ribambelles de gosses, touristes se pressent vers l’Aquarium, le zoo de Vincennes, le Bois… Une place de villégiature, un peu intemporelle, inchangée pendant les années 1970, 80, 90. On respire son enfance dans ce quartier du Bel-Air, aire de loisirs, une échappée…
Aujourd’hui, le lundi, la brasserie de Cascades, toujours là mais relookée, offre un premier point de vue sur la porte, tranquille. Elle ne semble pas avoir été très bousculée par l’arrivée du tram – encore une attraction quand une mère signale à son petit garçon : « Regarde, c’est le tramway ! »Pourtant elle continue à briller d’une aura différente. Elle pourrait être située dans l’ouest parisien, car elle a été très aménagée lors de l’Exposition coloniale de 1931. Le maréchal Lyautey a préféré implanter « ce tour du monde en un jour » et son palais pérenne dans ce sud-est alors très défavorisé, afin de le transformer, de l’équiper de logements sociaux, d’élargir l’avenue Daumesnil, et d’éradiquer la Zone. Ce qui fut fait.
Sur le terre-plein central de la place Édouard-Renard, la statue de bronze dorée d’Athéna, élevée par Léon-Ernest Drivier en 1931, symbolisait « La France apportant la paix et la prospérité aux colonies ». Avec son casque gaulois, sa lance et son bouclier, elle étincelle toujours. Mais sans bruit, sa cascade signée Louis Madeline est à sec, sa pelouse interdite est percée de crocus. Avec ce soleil de février qui se croit en avril, c’est sa haie d’honneur de palmiers-chanvres qui la dépaysent. Leurs stipes et houppiers aux feuilles pennées, sur fond de briques rosées des HBM et de pierres du Poitou du Palais, pourraient nous transporter, en clignant des yeux un court instant, dans une grande ville du Maghreb.
La place est rectangulaire, on n’y tourne pas en rond comme sur certains immenses nœuds routiers des autres portes. Avenue Daumesnil, on longe la pelouse, puis le monument au commandant Marchand à la gloire de la mission Congo-Nil de 1896, invraisemblable exaltation d’un fait de guerre qui s’est pourtant terminé par une humiliation de la France, à Fachoda, en 1898. Surgit le périphérique. Il ne vient pas se jeter là avec trop de brutalité mécanique, presque poliment il va se cacher momentanément en-dessous du fond des bois. L’entrée vers Saint-Mandé est douce, quasi provinciale. Au loin émerge, cocasse, le rocher du zoo.
Je remarque vite un bâtiment à la façade en aluminium irisé, ni belle ni moche, c’est le Motel One, conçu par l’agence d’architecture MCBAD, pour le pôle hôtellerie de Vinci Immobilier. Cette rare architecture contemporaine du quartier, cinq volumes déboités, est ouverte sur un jardin arboré. Curieusement, dans sa communication active sur Internet, cet établissement bio, déco et wifi se présente « à 4 km de l’Opéra Bastille, à 6 km de Notre-Dame, du Louvre et du Centre Pompidou, et à 12 km d’Orly ». Ne signalant pas d’abord les attractions du XIIe arrondissement, le musée de l’immigration accolé, et le zoo, la pelouse de Reuilly, l’Ile de Bercy, la route des Fortifications…
Les concepteurs de cet hôtel ne se sont donc pas gênés pour cogner, un peu, avec la majesté symétrique du long Palais édifiée en 1931 par Albert Laprade, où le classicisme se mêle à l’esprit Arts Décoratifs. On peut s’attarder devant sa véritable tapisserie de pierre signée Alfred Janniot, qui s’étend sur 1100 m2, une fresque où les colonisés brandissent l’offrande de leur travail à la France.
Ou face à la grille d’entrée de Jean Prouvé ; ou encore devant la statue rouge plus récente de Diadji Diop, Dans le bonheur (2009),qui émerge du jardin. Le torse d’un homme qui nage, au visage apaisé… Un migrant à la peau rouge, sang, qui traverserait la mer, confiant. Car il serait accueilli ? En 2007, ce haut lieu de propagande impériale, dans un esprit tardif de résilience, s’est enfin transformé en Cité nationale de l’immigration, mais elle ne sera pas inaugurée officiellement par Nicolas Sarkozy. Elle est fermée ce lundi.
Retour mercredi, il fait encore plus chaud. Je veux revoir ce « renversement architectural » qu’ont effectué en 2007 les architectes Patrick Bouchain et Loïc Julienne pour passer à cette « Cité dédiée aux apports de l’immigration à l’histoire de France ». Ils ont « ouvert sans rien reconstruire », pour nous faire « regarder l’ancien Palais des colonies comme un objet d’histoire, que l’on doit considérer en sa qualité de lieu témoin, sans anachronisme ». Du Forum, ancien grand salon de 600 m² peint par Pierre-Henri Ducos de la Haille, illustrant les discours du ministre des colonies Paul Reynaud : « Nous avons apporté la lumière dans les ténèbres. » Aux petits salons Reynaud et Lyautey, et aux éléments décoratifs précieux, représentant « la haute culture française capable de métissage ». Tout cet ancien faste enrobe, avec certes beaucoup d’explications pédagogiques, la collection permanente « Repères », où s’affirment deux siècles d’histoire de l’immigration. Des rejets répétitifs des étrangers, aux solidarités têtues. S’y prépare l’exposition « Paris-Londres, Music Migrations (1962-1989) » [2]. S’y multiplient riches rencontres, films et réflexions de bonnes volontés, mais y plane une sensation d’inachevé, comme un petit chapitre, timide, de l’histoire de l’immigration, encore marginalisée…
Dans ce même bâtiment, descendre dans l’aquarium tropical, resté longtemps si désuet. Il a opéré sa mue lui-aussi, de la faune des colonies à une défense plus universelle de la biodiversité aquatique. Il a fait peau neuve en 2018, les vitres plus transparentes des aquariums et des cartels lumineux plus explicites dévoilent mieux les raies de Léopolde à pois blanc. Je repère deux petits crocodiles vert pâle, très mignons et je craque sur un poisson tout carré, vif et d’un jaune lumineux. Moment d’apesanteur à la buvette, La Table de Cana, « gourmande et engagée », avec vue sur le Bois.
On peut enchaîner avec la sauvage Pantagonie, au zoo de Vincennes, non, au Parc zoologique de Paris. Lui encore a connu un radical « renversement » de point de vue en 2014. Il a été rebaptisé pour rompre avec les cages et les barreaux des vieux zoos. Cette mutation a été architecturée par Véronique Descharrières (agence Bernard Tschumi) et la paysagiste Jacqueline Osty. Non sans polémiques. De nombreuses fausses pierres, à l’exception du grand rocher emblématique, ont été supprimées au profit de « biozones » (Patagonie, Guyane, Europe, Australie, Madagascar, Sahel-Soudan) pour mieux respecter le bien-être animal. Le visiteur, placé en immersion, doit se faire discret. « On voit moins bien les bêtes », ont râlé certains visiteurs. Mais les enfants s’amusent à dénicher les animaux dissimulés, comme un jaguar qui se planque !
En m’y baladant – je n’ai vraiment jamais aimé le zoo – je regarde deux rhinocéros complètement affalés qui ne regardent personne, un lion blasé, figé comme dans un diorama, et les girafes, des stars toujours, qui gigotent leur longs cous et se bécotent de leurs langues bleues-vertes. L’Animal que donc je suis (Jacques Derrida, Galilée, 2006) me remonte aux naseaux. Faut-il encore traiter les animaux comme des objets exotiques emprisonnés à vie dans ces jardins zoologiques alors que l’on détruit partout leurs espaces naturels ? On les met en « conserve » ! Hasard de lecture, du livre qui est mon sac, Le Tour de l’oie d’Erri de Luca (Gallimard, 2019), je lis : « Je suis allé au zoo… Les yeux de l’orang-outan m’ont accompagné au fond de moi-même, au temps ou nous vivions ensemble… La liberté est une ruelle étroite, je l’ai compris alors, au milieu du zoo ».
Finalement cette porte qui se dore tranquille au soleil, qui a lentement rompu avec son passé colonial, a été vite rattrapée par d’autres conflits politiques, au carrefour brûlant de deux débats. Quelle est la place de l’immigration, des migrants en France, eux si mal accueillis, expulsés ? Quelles relations réinventer avec les animaux ? Et même sans rond-point, voici qu’elle s’anime avec « la » manif du samedi. Au pied d’Athéna, se glisse une guirlande de slogans Gilets jaunes : « Nous voulons penser le changement au lieu de changer de pansement » ou« Sous les palmiers, la voix est libre ! »
Les voies sont libres… Pas de grands travaux ici, juste avenue Daumesnil où un bruit infernal résonne sous le pont de la Petite Ceinture, dont de nouveaux tronçons devraient être ouverts à la promenade en 2019. Pas de ZAC qui vient creuser le sol et faire exploser de nouvelles habitations. Les pâtés de HBM sont calmement aérés de squares traversants : le square Louis-Gentil, géologue français actif dans l’Atlas marocain, a été aménagé en 1931 sur l’emplacement du bastion 5 de l’enceinte de Thiers, en place de la Zone ; le square des Combattants d’Indochine se rapproche du Lycée Paul Valéry. Le parfait et tranquille écrin Van Vollenhoven, couronné d’habitations, a encore sa fontaine à gradins, décorée d’une mosaïque. Mais la statue représentant le « fameux » général Marchand a disparu ! Elle fut détruite en 1983. Plastiquée par des militants anti-colonialistes ? Ce n’est pas avéré, mais une odeur de souffre se mêle aux senteurs, aux bourgeons naissants du printemps si pressé.
Boulevards Poniatowski et Soult, où le tramway bien acclimaté fait ronronner son tram-tram, l’alignement des façades donne raison à Eric Hazan (L’Invention de Paris, Point/Seuil, 2002). Pour lui, les Maréchaux ne sont pas si monotones, «ils sont aussi variés que les quartiers qui les bordent ».Ici, effectivement, alternent des immeubles style HBM à la brique plus orangée que rouges, des haussmanniens plus nobles, des parisiens plus sobres. Au 6, boulevard Soult, conçu par Alluin & Mauduit en 1991, se distingue un des premiers immeubles de logements à façade « véranda ». Mais ce qui caractérise le tracé de ce bâti sédimenté, ce sont quelques failles provoquées par des maisons bien plus basses, de 2 à 4 étages, qui s’intercalent ici ou là. Le Renard parisien suggère qu’une de ces dents creuses nécessiterait d’être « raccommodée au moyen d’une opération probablement difficile à faire émerger ». Surtout qu’il faut à Paris sans cesse récupérer de la place pour continuer à construire logements et équipements. Mais on se priverait de cette ligne crénelée, de percées entre matières et ciel, évoquant certains paysages de Nicolas de Staël.
Boulevard Poniatowski, au numéro 105, justement, il y a eu démolition. Se monte un immeuble de 12 logements sociaux (RIVP) sur 9 étages, un peu plus haut que les autres. Sur cette parcelle étroite en triangle, afin d’éviter enfermement et gêne au voisinage, les architectes de l’agence Mars vont opérer un « retournement » (encore !) de la façade sur l’intérieur, avec une faille sur cour, pour des habitations traversantes. Sur rue, ils projettent « une façade vibrante d’ambiguïté entre matière et ornement », les motifs sortiront du béton matricé, ou des volets gravés, évitant tout «pastiche» des décors alentour, dans une douce rupture. Les fenêtres offriront des vues dilatées sur la porte et le Bois. On verra.
Mais un peu plus loin, une sympathique maisonnette au toit de tuiles pentu, tient bon avec ses deux petits étages seulement, elle surmonte le Bistrot 117 ! Vernaculaire sans style, elle casse l’esthétique dominante. Le kitch sympathique s’invite. Il fait encore grand soleil, je vois tout en doré, la boutique La Lunette Dorée, le mobilier urbain marron qui luit légèrement, les vêtements qui éclatent. Une farandole de gamins et gamines en gilets jaunes ponctue de rires et de petits cris le bruit du carrefour, comme des petits crocus sur le macadam.
[1] Libération du 22 août 2017. Marcel Dorigny, Bernard Gainot, Atlas des esclavages, de l’Antiquité à nos jours, éditions Autrement, 2017.
[2] Exposition « Paris-Londres, Music Migrations (1962-1989) », du 12 mars 2019 au 5 janvier 2020
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