“Diogène en banlieue” : heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.
Dans mon lycée de Z, le cours sur la dissertation se poursuivait sans anicroche. Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ? Beau sujet, les questions fusaient. La classe semblait mordre à l’appât.
– Monsieur ?
– Oui, Yilmaz ?
– Est-ce que Mozart, c’est un bon exemple ?
– Le sujet précise une œuvre d’art. Il ne s’agit pas d’expliquer un auteur.
– Louis ?
– Monsieur, peut-on considérer une fille comme une œuvre d’art ?
– À vous de me le dire, Louis. Et dans tous les cas, proposez un argument.
– Si une fille me plaît ?
– Ce n’est pas un mauvais argument, malgré l’apparence. Il faudrait tout de même préciser de quel plaisir vous parlez. Et on ne rit pas au fond de la classe où je vous flanque à la porte. Il y a pourtant quelque chose qui me chiffonne dans la remarque de votre camarade. C’est ce que les philosophes appellent une confusion de concepts. Est-ce que quelqu’un aperçoit ce qu’il y a de confus dans la réponse de Louis ?
– La fille ne va pas durer éternellement, Monsieur.
– J’attendais une autre réponse, Leïla, mais ce que vous dites est intéressant. On ne peut pas apprécier de la même façon ce qui est passager et ce qui traverse les siècles.
– Oui, Mademoiselle ?
– Je trouve la remarque de Louis plutôt machiste. Si une fille lui plaît, il en fait une œuvre d’art. Autant dire qu’elle n’est qu’une potiche.
– Bien vu. Mademoiselle ?
– Isabelle.
– Bien. N’oubliez pas la prochaine fois de placer un papier avec votre prénom sur le coin de la table. Merci.
– Vous n’êtes pas capable de retenir mon prénom ?
– Rassurez-vous ! Je ne vous oublierai pas. Mais puisque vos camarades le font, il n’y aucune raison de vous voir déroger à la règle. Et puis sait-on jamais. J’oublierai peut-être votre prénom. Mais revenons à l’essentiel et essayez de trouver l’idée derrière votre exemple de potiche.
– L’œuvre d’art est fabriquée par l’homme. Elle est artificielle. Elle ne vit pas, elle est morte tandis qu’une femme est un être humain. Elle est vivante, elle est digne et…
– Oups ! Je préfère vous arrêter Isabelle parce que vous en dites beaucoup trop ! Et vous n’y allez pas de main morte, croyez-moi. Vous ne maîtrisez pas ce que vous dites et vous passez d’un sens à un autre sans vous en apercevoir. Le début, je suis d’accord. C’est bien vu. Ensuite en revanche, encore une fois, je trouve qu’il y a à redire. Vous multipliez les difficultés au lieu de les démêler. Gardons votre première remarque et essayons de rebondir. Vous dites que l’art renvoie à ce qui est fabriqué par l’homme : n’est-ce pas là un argument qui laisse penser qu’on peut expliquer une œuvre d’art ?
– Monsieur ?
– Oui, Xavier, vous avez une remarque à ajouter ?
– On a frappé à la porte !
– Comment ça ? Frappé à la porte ?
– Oui, Monsieur. Quelqu’un a frappé à la porte !
– Vous êtes sûr ?
– Certain ! Ecoutez ! On frappe une nouvelle fois.
– Mais vous avez raison ! Et je n’entendais rien ! Cela me rappelle cette anecdote que raconte Platon à propos de Thalès et d’une servante thrace…
– Monsieur ! On continue de frapper à la porte !
– Oui, oui. Je ne suis pas sourd. Entrez ! Entrez !
– Ce sont bien les TS4 ?
– Oui, Mademoiselle. Ils sont presque tous là ! Il ne m’en manque que trois.
– Il faut leur distribuer ces formulaires.
– Ok. Je m’en occupe à la fin de l’heure.
– Non, non. Les élèves doivent les remplir maintenant et me les remettre ensuite.
– Ça ne peut vraiment pas attendre la fin du cours ?
– Non, désolée. Je suis obligée de récupérer les formulaires maintenant.
– Et ils sont longs, ces formulaires ?
– Un peu.
Un brouhaha s’installe aussitôt. Il reste vingt minutes de cours mais les élèves ont vite fait de calculer que l’heure est pour ainsi dire finie. Le temps de distribuer les papiers, le temps qu’ils les remplissent, qu’ils se trompent, interrogent, recommencent et le temps qu’on ramasse, la sonnerie de la récréation aura déjà retenti. Dans le bruit des rires et des conversations, je distribue tant bien que mal les formulaires.
“Toute grande oeuvre d’art est le fruit d’une humilité profonde”, a dit Valery Larbaud.
Gilles Pétel
Diogène en banlieue
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