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Le corne-de-lune
| 22 Avr 2020

Coloriage - Le corne-de-lune © Philippe Mignon

La femelle est d’un vert éclatant. Chez le mâle, les plaques écailleuses semblent animées par des reflets cuivrés toujours changeants… Ce bel insecte doit son nom au cercle parfait qui orne sa tête aux yeux d’un rouge vif…

Courrier de Léa Lefol de la Rémige à Gabrielle P.

Ma chère Gaby,

 

Ton coloriage de l’ambulaminaire et le petit message que tu fais passer en loucedé, m’ont beaucoup touchée. (Mon cousin me serine que la couleur de la queue de ce poiscaille disparu ne pouvait pas être rouge, que c’est une hérésie scientifique : il en fait une maladie, mais nous n’en avons cure, n’est-ce pas ?)

Moi aussi, j’ai une sœur.
Une jumelle, mais personne ne l’a jamais su. Sauf moi, et toi maintenant.
Ma sœur est particulière, on dirait “différente” aujourd’hui : elle n’est pas tout à fait comme nous. C’est une… corne-de-lune !

Je ne saurais te décrire le choc que m’a procuré le dessin surgi des papiers du prétendu Matthieu Aubeurnoir. (Mon cousin affirme que ce type n’a jamais existé : il en devient chèvre de tant d’erreurs accumulées par Philippe Mignon, mais ce dingo me fait braire et je ne l’écoute plus.)
En noir et blanc mais trait pour trait ressemblant : son portrait craché. Je l’ai reconnu aussitôt : nous avons passé neuf mois dans le secret du ventre rond de notre mère. Toutes les deux, seules à seules. On dit que nous n’avons pas de souvenir de notre vie in utero, c’est faux. Je me souviens de ma sœur, et je saurais la reconnaître parmi un millier de ses semblables.

Oui, ma jumelle est un coléoptère, et je ne rougit pas de le dire. Un pur bonheur de beauté et de gaîté qui s’est constitué avec moi, s’ébattant dans le même liquide amniotique. Quand mes membres s’allongeaient et se musclaient, les quatre pattes de ma sœur se pliaient et se dépliaient en rythme. Quand mes organes internes se formaient, ses écailles prenaient une teinte changeante, couleur du temps.
Notre mère, qui me croyait l’unique fœtus qu’elle portait, me trouvait bien agitée. C’est que nous jouions en son sein, ma sœur et moi, à nous faire des papouilles. Et les chatouilles qu’elle m’appliquait dans le cou du bout de ses antennes me ravissaient au plus haut point. 

Le jour inévitable de notre naissance, maman fut prise de contractions en pleine séance de jardinage. Elle a perdu les eaux sur la pelouse, devant la maison. Notre père n’eut que le temps de se précipiter sur son téléphone pour appeler les pompiers, qui arrivèrent en hâte, mais trop tard. Déjà je vagissais entre les bras maternels.

Quant à ma sœur, je l’ai regardée s’envoler, vif éclat turquoise dans le ciel d’été. Elle s’est approchée du soleil qui se teintait pour l’accueillir du même rouge que ses mandibules.

Certains soirs d’août, quand il fait très chaud, elle vient me saluer et se pose sur la feuille où j’écris. Ses pattes laissent des tâches d’encre, comme des signes, tout autour de mes mots. Mais moi, pour garder notre secret, je dessine des fleurs par-dessus ses traces.

Je t’envoie un portrait de ma sœur corne-de-lune, que j’ai fait un jour où elle m’a rendu visite. J’ai laissé ses traces apparentes pour te prouver que je ne te raconte pas d’histoire.

Courage avec la tienne,

je t’embrasse.

Léa

© Jo

© Carmina

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