Accrocher sur un mur des photographies peut s’apparenter au geste de l’entomologiste disposant les boîtes contenant les merveilles qu’il a rassemblées. Murs, murmures d’histoires, rencontres, filiation, autant de tentatives de parler de la photographie pour la photographie.
Dorothea, je t’ai connue en 1969 quand j’ai déniché sur un rayon perché d’une librairie maintenant disparue, cédée au luxe parisien, An American Exodus, la réédition que ton mari Paul Schuster Taylor et l’Oakland Museum venaient de publier. C’était peu de temps après ton décès en 1965. Cette photographie d’une grand-mère mexicaine ramassant des tomates date de 1938. Tu l’as faite en Californie mais elle ne figure pas dans la très belle exposition que te consacre le Jeu de Paume jusqu’au 27 janvier 2019 sous le titre « Dorothea Lange, politique du visible ». Mon choix de cette photographie aurait été la demande que je t’aurais faite pour compléter mon entomologie murale, si j’avais eu la chance de te rencontrer. J’admire la simplicité qui devait être la tienne et j’y vois le symbole de ton féminisme et de ton engagement, dirait-on aujourd’hui.
Tu nais le 26 mai 1895 à Hoboken dans le New Jersey et tu t’appelles Dorothea Margaretta Nutzhorn. Tes parents sont des immigrés allemands de la deuxième génération et Hoboken est une ville située au bord de l’Hudson un peu au nord d’Ellis Island où débarquaient les immigrés. Beaucoup d’Allemands s’y sont fixés. Tu avais sept ans quand tu as contracté la polio, ce qui t’a laissé une jambe droite un peu atrophiée. Des rumeurs disaient que les Allemands attrapaient plus facilement la polio parmi les immigrés. Je me dis que cette rumeur dont fait état la biographie publiée en 1978 par Milton Meltzer aurait intrigué Gisèle Freund qui avait souffert du même mal dans son enfance.
Tu devais traverser l’Hudson pour te rendre à la P.S.62, la Public School située Hester Street dans le Lower East Side. Ton handicap ne rendit pas ce passage facile, plus tard tu diras aussi qu’il a été un atout pour t’attirer la sympathie de gens que tu ne connaissais pas. Tu sèches souvent les cours de la High School avec ta copine Fronsie et vous visitez les musées et les galeries d’art. C’est à ce moment que tu découvres la photographie, notamment le travail d’Alfred Stieglitz.
C’est à l’âge de 18 ans que tu décides de devenir photographe. Tu choisis de prendre le nom de ta mère, Lange, ton père ayant quitté sa famille quand tu avais 12 ans pour des raisons que tu n’as jamais voulu dire. En 1913 tu trouves un emploi chez un portraitiste new-yorkais connu, Arnold Genthe. Puis le pictorialiste Clarence H. White encourage les femmes à devenir photographe, tu t’équipes en matériel et perfectionne ta technique du tirage.
Avec Fronsie – Florence Ahlstrom – vous traversez les États-Unis avec une petite valise, tu te dis que tu te débrouillerais toujours une fois arrivée à San Francisco. À peine arrivées, vous vous faites voler votre argent. Tu trouves un emploi, développes et tires des photographies, fais la rencontre du mari d’Imogen Cunningham dont le fils, Rondal Partridge deviendra plus tard ton assistant.
Tu travailles durement, ne comptes pas tes heures et le studio que tu ouvres obtient un succès très important dans la bourgeoisie de San Francisco. C’est dans ton studio que tu rencontres Maynard Dixon, alors illustrateur commercial à succès. Vous vous mariez le 21 mars 1915.
Grâce au succès économique de ton studio, Maynard Dixon abandonne l’illustration commerciale pour se consacrer à sa peinture personnelle, glorifiant les paysages de l’Ouest. En 1925 puis 1928 naissent Daniel Rohdes Dixon et John Goodnews Dixon, vos deux fils. Plus tard tu diras être allée secrètement avorter, certaine qu’élever deux enfants était amplement suffisant. On imagine ton courage dans le contexte de l’époque.
L’exposition du Jeu de Paume, coproduite par la Barbican Art Gallery de Londres, porte le titre de « Politiques du visible ». La commissaire de l’exposition, Pia Viewing, assume ses choix, diviser l’œuvre en séquences choisies en fonction de ton engagement. L’impasse est faite sur les portraits du studio. Co-production oblige, ce sont les séquences reproduites dans le catalogue, visiblement publié sous la direction du Barbican Center et de l’Oakland Museum of California, qui organisent la scénographie de l’exposition parisienne.
« Les gens que ma vie a touchés », sont les mots qui illustrent la première partie de ton exposition. Les années 1932-1934 seraient le tournant dans ton œuvre, marquées par les conséquences de la grande dépression de 1929 et ce jeudi noir de l’effondrement de la bourse. Les photographies de « personnes sans abri », ceux que nous appelons SDF, sont devenues célèbres comme White Angel Breadline (1933). Tu es publiée par Paul Schuster Taylor dans Survey Graphic, une revue sociologique progressiste dont la publication est une des conséquences de l’élection en pleine crise de Franklin D. Roosevelt. Une photographie pour illustrer la grève générale à San Francisco, grève maritime la plus longue de l’histoire des États-Unis.
Paul S. Taylor est convaincu que la photographie est un apport utile à la recherche universitaire. L’exposition du Jeu de Paume reproduit dans une longue vitrine rétroéclairée les deux séries de commandes qui t’ont été passées par la FSA (Farm Security Administration), un des programmes issus du New Deal de Roosevelt, sur les périodes 1935-1937 et 1938-1941. Une excellente initiative qui permet de comprendre la construction d’un travail documentaire, complément indispensable aux tirages originaux exposés. Leur qualité remarquable fait regretter que les reproductions imprimées dans la plupart des monographies qui te sont consacrées, Dorothea, ne restituent pas les nuances réfléchies que tu as donné aux épreuves et l’exigence qui était la tienne.
Les photographies des « migrants », fermiers américains désertant leurs terres, ravagées par l’agriculture intensive et la sécheresse, le dust bowl, le vent de poussière qui s’immisce partout, autant d’images qui semblent résonner avec certaines des situations actuelles du monde libéralisé. Pourtant, ce qui caractérise l’époque aux États-Unis c’est la création d’une agence fédérale, la RA (Resettlement Administration, soit administration pour la réinstallation) dirigée par Rexford G. Tugwell. C’est lui qui nommera Roy E. Stryker à la tête d’une entité de la RA chargée d’informer le grand public. Ce chercheur dirigera l’équipe des photographes engagés par la FSA et les relations que tu as eues avec lui, Dorothea ne furent pas de tout repos.
Ton mariage avec Maynard Dixon s’étiole et après vos divorces respectifs, tu épouses Paul Taylor. Ta nouvelle famille rassemble les trois enfants de Paul et tes deux fils. Vous emménagez à Berkeley et on peut imaginer que concilier votre travail, celui de Paul et le tien, avec la vie familiale ne fut pas simple. Il me plait de rapporter, ce qui pourrait passer pour anecdotique, un petit épisode de tes relations avec Stryker. Un jour tu as demandé à « emprunter » les négatifs de tes photos de la FSA pour en faire toi-même les tirages. Tu n’étais pas satisfaite de ceux qui étaient produits par l’administration. La photographie emblématique de la femme migrante avec ses deux enfants présentait le pouce de la mère dans une position qui te semblait nuire à la lecture de l’image. Tu fis retoucher le négatif et gommer ce pouce, ce qui te valut les remontrances de Roy Stryker. Celui qui se permettait de perforer les négatifs des photos qui ne lui plaisaient pas avait trouvé en Dorothea un auteur de tempérament capable de lui résister et d’imposer sa conception du métier de photographe. La photographie exposée et partout publiée est issue du négatif retouché.
On ne sait pas si c’est ta condition féminine qui fut à l’origine, en 1934, du choix des photographes créant le groupe « f/64 » ne ne pas t’y intégrer, mais Ansel Adams, plus tard, le regrettera amèrement. Ce manifeste était destiné à distinguer la photographie documentaire du pictorialisme esthétisant dont la mode se prolongeait en contradiction avec l’idée d’une photographie utile à documenter. Le plus petit diaphragme f/64 étant gage de la meilleure profondeur de champ et de la netteté des images.
Si le corps principal de ton exposition est constitué de ton travail sur la migration consécutif à la crise de 29, elle aborde d’autre thèmes relevant de commandes. En 1944 Fortune te charge de photographier les chantiers navals Kaiser à Richmond. Ton souci de montrer les ouvriers afro-américains encore traités comme des parias, de photographier les femmes devenues aussi ouvrières dans le secteur industriel, confirme ton engagement ; engagement qui se traduit par ton courage pour mettre tes idées et tes réflexions en œuvre dans l’exécution d’une commande.
Enfant traumatisé, Oklahoma, 1935
Inédit dans une exposition européenne, ton travail sur l’internement des citoyens américains d’origine japonaise en 1942. C’est encore une administration, la War Relocation Authority qui te mandate pour ce travail classé « archives militaires », raison pour laquelle ces photographies n’ont été rendues publiques qu’en 2006.
Le magazine Life te passe commande dans les années 1955-57 d’un reportage sur les personnes bénéficiant de l’aide juridictionnelle, loi votée en leur faveur en Californie dès 1914. Tu collabores avec un avocat américain d’origine yougoslave, Martin Pulich, et tu révèles une fois encore ton engagement personnel, donnant à ton travail un point de vue social marquant. Au point que Life ne le publiera pas, mais ces photographies seront utilisées par la Legal Aid Society de NewYork pour « développer les services publics au sein du système judiciaire ». Il me paraît intéressant, devant l’attitude de Life, de souligner que ton attitude exigeante démontre la frontière ténue qu’il y a entre le statut de photojournaliste et celui de photographe documentaire, le regard du photographe étant celui d’un auteur avec sa subjectivité mais aussi son engagement.
Le succès de cette grande exposition au Jeu de Paume marque le départ de Marta Gili qui a dirigé la galerie depuis douze ans. On peut saluer le travail qu’elle y a accompli et notamment le choix constant de montrer le travail de femmes photographes. Le cahier des charges établi en 2004 par le ministère de la Culture donnait au Jeu de Paume l’obligation de se consacrer à l’image, terme générique ouvrant l’accès à toutes les techniques nouvelles de diffusion. La gouvernance de l’institution fut donnée à un président, mécène par ailleurs, dans le but d’obtenir tous les financements possibles en complément de la subvention de l’État. Il est heureux qu’une exposition comme la tienne, Dorothea, se tienne et attire une foule considérable. Souhaitons que la succession de Marta Gili apaise notre (mon) inquiétude sur l’avenir de plus en plus offert à la marchandisation de la Culture.
Gilles Walusinski
Entomologie photographique
PS : La nouvelle est parvenue après la rédaction de cet article, le nouveau directeur du Jeu de Paume est Quentin Bajac, qui était récemment conservateur de la photographie au MOMA de New York après avoir été au Centre Pompidou.
À la librairie du Jeu de Paume j’ai découvert une biographie de Dorothea Lange parue en 2009 chez W.W. Norton. Écrite par Linda Gordon, historienne, professeur à l’Université de New York, cette biographie – en anglais – est très complète, aborde les sujets intimes de la vie de Dorothea et se montre précise dans l’évocation des engagements politiques de Dorothea et de Paul S. Taylor.
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