Si l’entomologiste se doit de n’oublier aucun des coléoptères d’une famille pour compléter sa boîte de merveilles, le photographe qui fait de son mur une entomologie photographique se complaît à associer les auteurs qu’il aime, qui l’inspirent, dans le choix des tirages accrochés.
Quand, en mai 1980, Agathe Gaillard exposait Manuel Álvarez Bravo et son épouse Colette Urbajtel, elle revenait depuis peu de New York où elle était allée rendre visite à André Kertész pour préparer la biographie qu’elle avait entrepris d’écrire. En 1978, Manuel et André s’étaient retrouvés aux rencontres d’Arles comme l’atteste cette jolie photographie de Jean-Philippe Charbonnier. Ce n’est donc pas un hasard si Manuel suit André dans les colonnes de délibéré.
Au mois d’avril, pendant qu’Agathe visitait Kertész, je lui avais proposé de garder la galerie, ce qui évitait d’interrompre l’exposition de Gisèle Freund, qui rencontrait un beau succès. Alors que j’étais bien décidé à m’offrir la photographie de la jeune femme accoudée au balcon, celle qu’Álvarez Bravo avait baptisée El Ensueño (le songe), Agathe insista pour m’en faire cadeau : échange de services, me dit-elle…
Comme on peut le voir sur la reproduction du tirage de El Ensueño, ce dernier est signé sur le passe-partout par Manuel Álvarez Bravo ; il a été réalisé par Manuel lui-même, ce qui en fait ce que le marché américain adore : un vintage print. On peut s’interroger sur cette notion héritée de la viticulture, mais pas sur la valeur sentimentale du cadeau d’Agathe !
Manuel naît le 4 février 1902 à Mexico. Sa mère se retrouve seule avec huit enfants quand le père de Manuel meurt de la typhoïde. Dès l’âge de 12 ans, Manuel doit travailler pour aider sa famille. La révolution de 1910 avait interrompu sa scolarité. À 14 ans il est embauché par le Trésor public mexicain. Il garde cet emploi jusqu’en 1931, l’année de la photographie El Ensueño.
Dès son adolescence Manuel compulse les revues de photographie et sa rencontre en 1923 avec le photographe Hugo Brehme est déterminante. Allemand voyageant dans les colonies africaines avant de s’installer au Mexique, Hugo Brehme a inspiré beaucoup de photographes de son époque. Il lui apprend les secrets de la chambre noire. Manuel cultive alors la belle image, tout en travaillantau Trésor public.
Si les critiques, les conservateurs ou ceux qui exercent ce nouveau métier drolatiquement baptisé curateur, de l’anglais curator, décrivent l’inspiration des auteurs et la situent dans l’histoire du mouvement artistique, rares sont ceux qui osent aborder le contexte politique et social dans lequel s’agite le photographe, leur sujet.
En 1935, Julien Levy, galeriste à New York organise l’exposition « Documentary and anti-graphic photographs » avec les œuvres d’Álvarez Bravo aux côtés de celles d’Henri Cartier-Bresson et de Walker Evans. Les trois artistes se rencontrent, comme en atteste une photographie reproduite dans le catalogue de l’exposition organisée en 2004 à la fondation H.C.B., qui tentait de reconstituer l’exposition Levy. Il est curieux de constater que seul le livre publié par le MOMA de NewYork en 1997 rétablit la vérité historique. En effet, une exposition des œuvres de Manuel Álvarez Bravo et d’Henri Cartier-Bresson avait précédé celle de Julien Levy au Palais des beaux-arts de Mexico. Le MOMA n’hésite pas à écrire que l’ajout des photographies de Walker Evans ne fut qu’un prétexte pour justifier le titre incluant le mot documentary. Peut-être aussi pour imposer une présence de l’Amérique dominante ? Le souci de l’époque était d’affirmer le statut documentaire de la photographie, en opposition aux recherches purement graphiques et esthétisantes à la mode. Julien Levy ne crut pas utile d’exposer L’ouvrier assassiné lors d’une grève à Mexico en 1934, une des photographies maintenant célèbre dans l’œuvre de Manuel Álvarez Bravo. Comment ne pas voir là une volonté de ne pas mêler politique et préoccupations artistiques ?
La même année où Manuel rencontre Hugo Brehme, en 1923, Edward Weston et sa compagne Tina Modotti s’installent au Mexique, d’abord à Tacubaya, à l’époque un village des environs de Mexico, puis à Mexico même. Weston est séduit par les photographies que Manuel lui montre, il vante son œil remarquable ! En 1925 Manuel épouse Lola Martinez de Anda qui est aussi une grande photographe (exposée récemment à la Maisons de l’Amérique Latine). Manuel a dû attendre 1924 pour acheter son premier appareil photo. On peut imaginer que son maigre salaire de gratte-papier au Trésor public ne lui permet pas une telle folie facilement.
C’est aussi en 1925 que Diego Rivera accueille à Mexico Vladimir Vladimirovich Maïakovski. En 1927, avec son épouse Lola, Manuel ouvre une modeste galerie dans leur appartement et c’est un ami peintre qui leur présente Tina Modotti. C’est elle qui apprend à Manuel la formule des tirages au platine qu’il adopte. Plus tard, dans les années 1970, Manuel réalisera de nouveaux tirages au platine, recherchés par les musées et les collectionneurs. En 1928, Edward Weston l’expose aux côtés de Tina Modotti, d’Imoghen Cunningham et de Dorothea Lange. Manuel est maintenant très connu.
Diego Rivera l’embauche pour enseigner la photo à l’Académie San Carlos. Au bout d’un an, Diego et Manuel démissionnent, en désaccord sur les programmes d’enseignement. En 1930, Tina Modotti se fait expulser du Mexique, accusée d’avoir participé à l’attentat manqué contre le président Pascual Ortiz Rubio. La légende dit qu’elle confie son appareil à Manuel et qu’il lui succède dans la revue Mexican Folkways pour photographier des peintures murales et des objets artisanaux.
En 1931 Manuel est photographe sur le tournage de Que Viva Mexico d’Eisenstein. C’est le début de sa collaboration avec le cinéma. En 1933 il rencontre Paul Strand qui tourne The Wave. Strand est connu pour son appartenance au parti communiste. Paul sera le sujet de la prochaine « entomologie ».
L’amitié de Diego Rivera sera à l’origine de sa rencontre avec André Breton et Léon Trotsky en 1938. La photographie la plus souvent publiée montre Diego Rivera, Trotsky et André Breton. Il est intéressant de publier aussi celle où l’on voit, sur la droite, un des gardes du corps de Trotsky. L’engagement de toutes ces personnes que rencontre Manuel n’est pas évoqué dans l’ensemble des monographies qui lui sont consacrées. N’est-ce pas un acte politique que de passer sous silence les conditions dans lesquelles exercent les auteurs ? Et ne garder que les manifestations artistiques dans les biographies en oubliant les soubresauts du monde ?
En 1956, Manuel Álvarez Bravo expose au MOMA de NewYork en compagnie de Paul Strand et de Walker Evans. Je peux me dire que mon entomologie prend forme !
Manuel a eu la chance dont nous rêvons tous, vivre cent ans, toujours jeune. C’est en 1962 qu’il épouse une jeune photographe, Colette Urbajtel. Ils ont deux filles, Geneviève et Aurelia, cette dernière est maintenant responsable de l’œuvre de son père.
Manuel en vieillissant n’avait plus ses yeux de jeune homme et Colette l’aidait à la réalisation des tirages. Beaucoup de tirages récents ont donc été réalisés par Colette Urbajtel avec l’approbation de Manuel. Il est intéressant de montrer comment El Ensueño apparaît dans les dernières expositions, ainsi que dans les livres-catalogues récents. La version plus claire dont on dit que Manuel la voyait en réalité à l’image de celle qu’il tirait lui-même me semble ne plus avoir la même intensité que mon vintage ! Sans doute la clarté la rend-elle plus lisible ?
Un beau tirage de la photographie Retrato de lo eterno (portrait de l’éternel) a été vu il y a deux ans à « Paris Photo » avec un prix affiché de 125 000 $. Le marché spécule sur la vie des artistes, un viager dont ils ne profitent pas…
Manuel a toujours dit qu’il était avant tout un photographe amateur. C’est affirmer avec élégance qu’une passion l’emporte sur la contrainte quotidienne d’avoir à gagner sa subsistance. Une vie entière, 100 ans, consacrés à la photographie nous amène à réfléchir au devenir du patrimoine ainsi constitué. Le marché doit-il déterminer seul de la valeur d’une œuvre ? Un tirage réalisé par l’auteur vaut-il plus que celui réalisé par un proche ? Quelle interprétation de l’œuvre doit-on accepter ? Il s’agit là encore d’un problème politique, de politique culturelle !
Gilles Walusinski
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