C’est un jour de 1983 qu’une enveloppe m’est arrivée de New York. André Kertész m’envoyait le portrait qu’il avait fait l’année précédente, en 1982 sur le balcon de sa chambre d’hôtel, rue Saint Séverin. C’était en hiver et André passait une bonne partie de son temps dans la galerie d’Agathe Gaillard qui l’exposait. Ce n’était pas la première fois que je raccompagnais Kertész de la galerie jusqu’à son hôtel. Nous faisions le trajet bras-dessus bras-dessous à petits pas, André s’arrêtant à toute occasion, me disant regarde cette photo que je ne fais pas. Ce pigeon me le reproche !
Agathe Gaillard avait ouvert sa galerie, exclusivement consacrée à la photographie, en juin 1975. Juste après se tenaient les rencontres d’Arles où André Kertész en était l’invité d’honneur. Agathe Gaillard et son mari photographe, Jean-Philippe Charbonnier ont sympathisé immédiatement avec Kertész qui fut enthousiaste pour exposer dès le mois de septembre 1975 dans cette toute nouvelle galerie parisienne. Son rêve de retour à Paris ne l’avait pas quitté depuis son départ à New York en 1936 et l’occasion de retrouver la ville de ses amours était trop belle.
Arrivé en France en septembre 1925, Kertész eut assez vite la reconnaissance de son talent et publiait notamment dans le magazine VU fondé par Lucien Vogel. C’est ce magazine illustré qui servit d’inspiration à Henri Luce pour créer LIFE magazine. En 1936 le patron de l’agence Keystone insista tellement que Kertész accepta de partir à New York pour un an d’essai. Keystone ne tint pas ses promesses mais André resta à New York, la guerre arriva. Un contrat avec le groupe Codé Nast lui assura du travail. Mais la vie américaine ne lui plaisait pas.
Au printemps 1980, Agathe Gaillard accompagnée d’une amie, Françoise Ayxendri, partait à New York pour interviewer Kertész, ce qui donnera par la suite le livre Kertész par Agathe Gaillard, publié par Belfond, la seule biographie autorisée par Kertész. Pendant son voyage à New York, j’avais proposé à Agathe de « tenir » la galerie où se tenait une exposition d’une autre amie, Gisèle Freund. Mon exemplaire du livre porte la signature d’Agathe et aussi celle d’André.
Au mois de novembre 1980, ce fut le premier Mois de la photo, organisé par Jean-Luc Monterosso. Agathe Gaillard monta pour l’occasion une exposition de photos récentes d’André. Il était venu à Paris pour l’occasion et nous avions pris l’habitude, Agathe et quelques amis, d’accompagner Kertész dans ses balades parisiennes. Nous étions toujours surpris de le voir photographier d’une main sûre, sortir de son petit boîtier des chefs-d’œuvre, pendant que nous le tenions par le bras. Sa main ne tremblait plus, malgré son grand âge, quand il déclenchait son appareil ! C’est à cette époque qu’André discutait avec Agathe de l’idée de faire une donation de son œuvre à la France. C’était pour lui une manière d’affirmer qu’il n’avait jamais été heureux aux États-Unis et que son cœur était resté parisien.
L’idée des donations était dans l’air depuis que Jacques Henri Lartigue était passé à l’acte en 1979. Jack Lang, devenu ministre de la Culture en mai 1981, réorganisa la politique de la photographie. La nouvelle délégation aux Arts Plastiques devait s’occuper des artistes vivants pendant que la direction du Patrimoine et sa « mission pour la Photographie » prenait en charge l’acquisition de donations. À la DAP, une inspectrice intriguait habilement pour convaincre Kertész, et surtout Agathe, que le ministre était à l’écoute. De son côté le directeur de la Mission pour la photographie avait monté une association qui devait recevoir les donations de photographes.
Pour démêler l’imbroglio, Agathe Gaillard créa une association des amis de Kertész dont Henri Cartier-Bresson fut le président. J’étais le secrétaire…
C’est finalement en hiver 1982 que fut actée la donation. André Kertész était revenu séjourner à Paris. Il cédait ses droits à la France après son décès: l’ensemble de ses négatifs et sa correspondance. C’est donc un soir d’hiver qu’Agathe et moi-même accompagnions Kertész dans le bureau de Jack Lang pour la signature officielle. Était présent le délégué aux Arts Plastiques, Claude Mollard, un proche fidèle de Jack Lang. Bien que le bureau ne fût éclairé que par deux lampes de 15 watts héritées, me disait-on, du bureau de Malraux, je fis quelques photos grâce à mon Leica et un film sensible.
La donation d’un tel patrimoine à l’État, nous en étions tous d’accord au sein de l’association, ne pouvait se faire sans une contrepartie au profit de Kertész. Il fut convenu que le ministère procurerait à Kertész un logement parisien, où il pourrait venir plus souvent. Le ministère confia la gestion de ce logement à l’association des amis et Agathe réussit à négocier avec la mairie de Paris un logement au troisième étage, au-dessus de sa galerie au 3, rue du Pont Louis-Philippe. Kertész était ravi. Au n°1 de la rue habitait Marie-Claude Vaillant-Couturier, la fille de Lucien Vogel, et André retrouvait ainsi le Paris de ses amours.
Malheureusement, André profita peu de ce logement obtenu en 1983. Je l’avais encore vu réaliser un chef-d’œuvre de composition du clocher de Saint-Gervais et de trois avions à réaction un 14 juillet.
Il décéda à New York le 28 septembre 1985.
Aussitôt, les estates américains mirent la main sur les tirages qui étaient dans l’appartement d’André à New York. Nous connaissions mal ces héritiers habilement travestis en hommes d’affaires qui revendiquaient aussi l’œuvre, surtout ce qui pouvait rapporter gros. Le moindre petit tirage pouvant devenir à leurs yeux un vintage print valant un pont d’or !
Le directeur de la mission photo de la direction du Patrimoine délégua une jeune femme peu à même de se défendre. Elle avait la charge de rapatrier la donation au ministère. Avec Cartier-Bresson et Agathe, nous avons vite compris que le ministère ne saurait pas démêler l’imbroglio juridique né du conflit entre la loi américaine sur le copyright et la législation européenne sur le droit d’auteur.
Un nouveau directeur fut nommé à la mission photo et, en 1995, il organisa une grande exposition Kertész. Elle était censée célébrer le dixième anniversaire de sa mort. L’exposition était constituée de tirages modernes réalisés par un ami de ce directeur. L’association des amis de Kertész était scandalisée par la médiocrité de ces tirages, trop sombres et contrastés. Scandalisée aussi – et surtout ! – par la présence d’inédits en couleur qui constituaient une revisitation de l’œuvre que nous désapprouvions formellement. Jamais Kertész n’aurait montré ces photos et il était inadmissible que le ministère viole ainsi son droit moral.
Henri Cartier-Bresson et Agathe Gaillard prirent la décision de dissoudre l’association des amis, faisant le constat que nous n’avions aucun moyen de faire respecter l’esprit de la donation. En 2004 le ministère décida de fusionner l’association Patrimoine photographique qui gérait les donations dans le Jeu de Paume actuel. J’étais le dernier président de Patrimoine photographique et je déplore que le président du Jeu de Paume ne s’occupe plus des donations, le ministère n’étant pas en mesure d’en gérer correctement l’avenir, faute d’une politique pour la photographie autre qu’un abandon au « marché ».
André Kertész a toujours dit qu’il était un photographe sentimental et c’est sans doute par contagion que j’ai mis ce beau tirage sur mon mur. André avait aimé le trépied que j’utilisais lors d’un dîner à la maison. Je lui en avais fait cadeau et c’est sur ce trépied qu’il avait posé l’appareil d’où sortit ce portrait. Le tirage au format américain de 20×25 cm a été réalisé à New York par Igor Bacht. Au dos, André a écrit AK au crayon. Sentimental, je pense que c’est le seul tirage de cette photographie qui n’intéresse que moi… Et pourtant !
Gilles Walusinski
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