Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique : chaque semaine, Edouard Launet révèle et analyse un inédit grivois ou licencieux, voire obscène, surgi de la plume d’un grand écrivain.
La découverte d’un inédit de Proust, c’est un événement. Et quand en sus cet inédit est un texte érotique, l’affaire devient tout à fait considérable. Un tel joyau a été déniché par l’universitaire américaine Kathryn Salmann-Bagels, qui s’est empressée de faire publier sa découverte aux éditions Illinois University Press en l’accompagnant d’un imposant appareil de notes et d’une longue introduction. Titre (contestable) choisi par la découvreuse : Praise of Masturbation (Éloge de la masturbation). Une traduction française est en cours [1].
Comme le titre américain l’indique, ce texte d’une soixantaine de pages est presque entièrement consacré à l’onanisme. Ce n’est pas exactement l’éloge annoncé, plutôt une description quasi clinique de l’expérience masturbatoire faite avec un raffinement de détails indubitablement proustiens. L’authenticité du document ne fait d’ailleurs aucun doute : Kathryn Salmann-Bagels, professeur de littérature française à l’université d’Illinois à Urbana-Champaign, l’a retrouvé dans le vaste fonds Kolb-Proust que détient son établissement. Son origine est bien établie, si l’on en croit la préface : le texte manuscrit a été acheté à la veuve de Robert Proust, frère de Marcel, par le collectionneur Jacques Guérin ; ce dernier l’a cédé ensuite à l’université américaine au moment où Philip Kolb entreprenait sa monumentale biographie de l’écrivain. On ne sait comment un tel texte a pu dormir si longtemps dans les archives sans que personne n’en prenne connaissance, Kolb n’en fait en tout cas aucunement mention. Pruderie américaine ? Négligence des archivistes ?
Sceau d’authenticité supplémentaire, il existe une discrète allusion à ce texte faite par Proust lui-même dans une des lettres – datée de février 1906 – qu’il a adressées à son très cher ami Reynaldo Hahn :
« Mon pauvre petit Birnechnibus,
[…] je ne sais si je dois poursuivre la rédaction des pages éreintantes qui me font sans cesse penser à vous (vous savez lesquelles), j’en viens même à douter de l’opportunité d’avoir entrepris un travail aussi absurde. Si la littérature est un jaillissement, alors ma chambre est depuis quelques semaines un pays de volcans dont les cimes enneigées seraient dignes de la plus belle Islande, et à l’assaut desquelles votre explorateur préféré part chaque jour en ahanant pour aller y planter son drapeau. Mais chaque fois il redescend de ces cieux impurs exténué et mécontent de lui : mon petit Bunibuls, vous faites de moi un bien étrange Sisyphe, vif puis honteux, heureux puis triste, et qui ne tire de son entreprise que de maigres jets dont les meilleurs viennent nourrir le papier en retombant sur mon cahier comme une trouble pluie d’encre. Miracle de la transsubstantiation, jouissance vaine hélas ! »
Ainsi cette lettre indique-t-elle clairement que la rédaction de l’Éloge date de 1906, et que son inspirateur — ainsi que son objet fantasmatique apparemment — en fut le compositeur Reynaldo Hahn.
Mais venons-en au texte lui-même, dont l’impudeur sinon la crudité surprendront – ou pas – les lecteurs de La Recherche. Cet extrait en donne le ton et la forme :
« Pendant qu’avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, pendant que ma main allant et venant le long d’un rameau dont la croissance ne devait rien à la photosynthèse, je me frayais en moi-même un chemin inconnu et que je croyais mortel, jusqu’au moment où une trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi. Alors je contemplais cette sève avec la curiosité du premier botaniste ayant jamais incisé un caoutchouc, me demandant comment d’un tel tronc pouvait surgir cette blancheur immaculée, ce latex humain qui, par un processus de vulcanisation encore inexpliqué, est capable de donner forme à d’autres êtres pour autant qu’il soit déversé dans un gouffre humide et non sur des feuilles de cassis comme celles qui, à ce moment précis, viennent me caresser le haut des cuisses, ajoutant à mon extase mortelle la douceur d’un dernier effleurement ou d’une ultime caresse. »
Les lecteurs attentifs de Du côté de chez Swann auront repéré ici une certaine ressemblance avec le fameux passage où le narrateur monte sangloter tout en haut de la maison de tante Léonie, « dans une petite pièce sentant l’iris et que parfumait aussi un cassis sauvage ». Proust reprendra en effet dans Swann quelques-unes des images développées dans l’essai, les expurgeant toutefois de ces mots trop directs que sont rameau, latex, lèvres ou cuisses (les termes de photosynthèse et de vulcanisation ont également disparu dans la version finale de Swann, probablement parce que trop techniques) mais en gardant ses métaphores végétales. Il est donc avéré que ce texte sur la masturbation, écrit deux ans avant que Proust ne s’attaque vraiment à La Recherche, fait partie des soubassements du grand-œuvre et doit à ce titre être considéré non comme un écrit anecdotique mais bien comme « un des éléments génétiques » de l’œuvre, ainsi que le note Kathryn Salmann-Bagels dans son propos liminaire.
D’autres portions de Praise of Masturbation ont de toute évidence servi à la rédaction de La Prisonnière, en particulier ce paragraphe où le narrateur, allongé avec une jeune femme sur un lit, est victime, si l’on peut dire, d’une éjaculation spontanée :
« Parfois, le sommeil de Josepha (qui deviendra Albertine dans La Recherche, ndlr) me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n’avais pour cela besoin de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la sienne, comme une rame qu’on laisse traîner et à laquelle on imprime de temps à autre une oscillation légère. Le bruit de sa respiration devenant plus fort pouvait donner l’illusion de l’essoufflement du plaisir et quand le mien était à son terme, je pouvais l’embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il me semblait, à ces moments-là, que je venais de la posséder plus complètement, comme une chose inconsciente et sans résistance. »
Cette fois, Proust reprendra presque intégralement son ébauche de 1906 dans le texte de La Prisonnière. Il y a seulement ajouté quelques incises, par exemple en précisant que l’oscillation légère est « pareille au battement intermittent de l’aile qu’ont les oiseaux qui dorment en l’air » (aptitude qui, précise Salmann-Bagels dans une de ses nombreuses notes, n’a pas été démontrée, bien que les ornithologues soupçonnent le martinet noir d’être capable d’une telle performance).
Le reste du manuscrit, soit ses trois quarts environ, n’a pas été « recyclé » par Proust : ce sont principalement des descriptions d’orgasmes qui, bien que riches de phrases aux propositions entrelacées, auraient eu du mal à trouver leur place dans La Recherche. Jamais cependant on n’y lit les mots de verge, d’éjaculation ou de sperme : performance remarquable dans un si long texte consacré à la masturbation masculine !
L’universitaire termine son introduction par un surprenant trait d’ironie :
« On sait que Céline, qui goûtait peu la littérature de Proust, a écrit à l’un de ses amis que “Trois cents pages pour faire comprendre que Tutur encule Tatave, c’est trop”. Mais est-ce que soixante pages sur les plaisirs solitaires auraient été vues comme un développement excessif par le reclus de Meudon ? »
On saura gré à Kathryn Salmann-Bagels de ne pas avoir pris les choses au tragique.
Édouard Launet
Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique
[1] Le nom de l’éditeur est inconnu. Gallimard dément avoir l’intention de publier ce texte.
0 commentaires