Mon caillou a l’air, comment dire, reposé ; il rayonne positivement. Je le pose sur mon bureau.
– Je me suis assoupi un court instant, ça fait du bien. Ah oui, bien sûr, pour toi ça doit faire un bout de temps. Bon, quoi de neuf depuis la dernière fois ? Je t’ai entendu poser une question tellement ridicule qu’elle m’a réveillé !
– Je ne vois pas ce qu’il y a de ridicule à se demander pourquoi nous développons certains concepts et pas d’autres parmi tous ceux qui sont possibles, répondis-je, plus vexé que je n’aurais souhaité l’être.
– C’est bien ça, j’avais bien entendu. Une question totalement stupide, donc, mais j’y répondrai sans détour. Tu as de la chance : je suis justement considéré par mes pairs comme un spécialiste des chnops et de ce que vous appelez pompeusement leur évolution. Je vous trouve assez fascinants, pour tout dire.
– Vraiment ? (Pourquoi me sens-je flatté, maintenant ? Mince, c’est juste un caillou !)
– Oui. Enfin, pour être précis je vous trouve essentiellement pathétiques ; mais le pathétique poussé à ce point, ça a quelque chose de fascinant. Donc, je m’y suis intéressé au fil des ères, et sans vouloir me hausser du col je dirais que je suis maintenant considéré comme une autorité en la matière. Je fais régulièrement des conférences là-dessus en classe de Schiste.
– Pathétiques, vraiment ? (J’ai un marteau quelque part. Où ça ?)
– Ben oui, que dire d’autre ? Attends, je résume la situation. Vous autres chnops, vous êtes tellement fragiles que vous cassez au moindre choc. Pas de bol. Il se trouve cependant que vous pouvez aussi plus ou moins, via un processus louche et peu ragoûtant que je ne chercherai pas à démêler davantage, transférer un peu de l’information que vous contenez dans un ou plusieurs autres chnops que vous appelez vos larves, parfois en la mélangeant avec celle d’un autre chnops, et de toute façon avec des erreurs de copie aléatoires. Si vous arrivez à faire ça avant d’être cassés, vous êtes tout contents, on se demande bien pourquoi. De toute façon, vous finissez cassés, larves ou pas.
– Ce ne sont pas des larves ! Ce sont des bébés !
Bon sang, c’est un spécialiste des chnops, lui ? Et où est ce marteau, déjà ?
– Oui bon, je parle en général. Le vocabulaire technique varie selon l’espèce, mais je te trouve bien tatillon. Bref, vous vous retrouvez coincés entre une fragilité pitoyable et un processus approximatif que vous appelez « reproduction » et qui ne vous reproduit jamais à l’identique. En plus vous êtes très fiers de tout ça, c’est au cœur de votre culture etc. Si ça ce n’est pas pathétique, je ne vois pas ce qui l’est.
– Merci de ton opinion que je n’avais pas demandée, mais tu ne réponds pas à ma question stupide.
– J’y viens. Donc, pour tenter de donner un sens à votre lamentable destinée collective, vous parlez de « sélection naturelle » comme si c’était un truc génial. Alors que c’est une tautologie, une évidence.
– Comment ça ?
– Ben oui. Certaines configurations d’information sont moins inefficaces que d’autres pour vous protéger temporairement de la casse le temps de vous « reproduire ». Donc, évidemment, ce sont celles-là dont la transmission sera privilégiée chez vos larves. C’est comme s’émerveiller que tous vos ancêtres sans exception aient réussi à se reproduire avant de se casser : une évidence absolue, et pas plus de signification que ça.
– Passons. Et les concepts ?
– Eh bien, est-ce que ce n’est pas évident ? Vous ne manipulez pas certains concepts parce que c’est mauvais pour le futur de vos larves. Ceux d’entre vous qui ont trop de concepts, ou les mauvais concepts, se cassent avant d’avoir des larves, donc les chnops suivants bénéficient des concepts les plus utiles (ou, dans votre pitoyable cas, les moins nuisibles). Et voilà.
Il faut que je trouve ce marteau. En attendant :
– J’ai du mal à comprendre comment un concept peut être nuisible.
– Eh bien, tout d’abord, maintenir un grand nombre de concepts coûte forcément de l’énergie qui pourrait être mieux employée ailleurs. Mieux vaut, disons, un flagelle plus long ou une mandibule plus puissante qu’un concept qui ne sert à rien. D’accord ?
– Mouais. Et c’est tout ?
– Non. Il y a aussi des concepts qui sont clairement nuisibles. Par exemple, est-ce que tu as un concept pour tous les tigres que tu as vus dans ta vie, que ce soit au zoo ou en photo ?
– Ben… J’ai le concept de tigre, bien sûr !
– Ce n’est pas ce que je te demande. Si je te montre un tigre que tu n’as jamais vu, tu le reconnaitras comme un tigre, parce que tu as un concept de tigre assez général pour englober des tas d’exemples que tu n’as jamais rencontrés et ne rencontreras jamais. De ce fait, si tu rencontres un animal inconnu qui ressemble à un tigre, que feras-tu ?
– Je m’enfuirai, pardi ! Les tigres sont dangereux.
– Exactement. Sage décision qui pourrait te permettre contre toute logique d’espérer avoir des larves. Mais suppose maintenant que tu possèdes à la place un concept qui recense exactement tous les tigres que tu as vus, et aucun autre ? Si tu revois un de ces tigres, tu t’enfuiras ; mais si tu en vois un nouveau, tu te diras « Hmmm… un grand félin qui vit dans la jungle, qui ressemble à un tigre mais que je n’ai jamais rencontré. Donc ce n’est pas ce que j’appelle un tigre, aucun danger a priori. Je vais aller voir ça de plus près ». Pas bon, ça.
– Oui, je vois ce que tu veux dire. C’est le fait de sur-généraliser qui nous sauve la vie.
– Dans ce cas-là mais pas toujours. Si tu ne possèdes pas de concept de tigre ni de chat, mais seulement un concept très général de félin, alors soit tu disparaîtras par excès de confiance, soit tu ne trouveras pas de chnops acceptant de mélanger ses informations avec quelqu’un qui est terrifié par les chats. Dans ce cas-ci, la distinction est utile, et se transmet aux larves.
– Hmmm… j’ai lu quelque part qu’un être humain reconnaît un visage bien plus rapidement que tout autre objet. D’ailleurs nous voyons souvent des visages là où il n’y en a pas, disons la vierge Marie sur une tranche de pain grillée, ce que l’on appelle la paréidolie. Apparemment, il est plus sûr de voir des visages inexistants que de ne pas voir ceux qui existent.
– Ce qui prouve bien que le tigre n’est pas le chnops le plus dangereux du quartier. Oh, à ce sujet : si tu c’est ça que tu cherches, ton amoureuse a caché le marteau. Je suis un cadeau de sa part, tu te souviens ? Bien, ça ne te gênerait pas de me mettre au four une paire d’heures ? J’ai une petite faim.
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