Après cette réunion, Galois, Corty, l’Œil de taureau et moi passâmes un temps fou à essayer d’organiser un tantinet la variété – pour ne pas dire la disparité – des idées émise par ce qu’il faut bien appeler notre conseil scientifique.

Toutes ces suggestions, comme on pouvait s’y attendre d’un tel groupe, étaient parfaitement fondées. Chacune pouvait à elle seule justifier la création d’un projet de recherche de longue durée par des experts de différents domaines, avec le financement idoine.

Nous étions à peu près seuls, sans la possibilité de recourir à autre chose que l’aide bénévole de nos amis, et avec un temps limité – du moins pour ce qui concerne Corty et moi, ainsi, je suppose, que Galois en tant que conscience onirique hébergée par votre serviteur (le caillou, lui, a des ères géologiques devant lui si aucun marteau ne le fracasse d’ici là).

Bon, ben on ferait au mieux.

Nous nous accordâmes sur l’idée d’attaquer en premier lieu le sujet a priori le plus simple, et qui pourrait grandement aider à éclairer les autres : l’idée, soumise par Turing, de se doter d’un cadre expérimental unique, un peu plus intéressant que les fragments simplissimes et morcelés que nous avions jusque là utilisés pour explorer différents aspects du concept. Par cadre expérimental, bien sûr, il faut en premier lieu penser cadre d’expériences de pensée, puisque notre exploration est avant tout métaphysique ; mais même dans ce domaine, trop de simplicité risque d’encourager des hypothèses fausses, des conjectures erronées. Il n’est que trop courant, en maths, qu’un exemple excessivement simple pousse notre intuition vers des chemins sans issue, alors qu’un peu plus de complexité au départ pourrait nous en détourner à temps.

Nous décidâmes donc de concevoir ensemble un petit monde virtuel hébergeant une conscience hypothétique, suffisamment simple pour que nous puissions y naviguer sans heurts, mais suffisamment complexe – d’abord pour qu’il s’y passe quelque chose d’intéressant susceptible de justifier le besoin pour une conscience d’exister, et aussi pour qu’il nous évite d’explorer de fausses pistes.

Galois nous suggéra de faire participer Sima à ce projet. Visiblement très impressionné par le Songe d’Everett, il nous fit joliment valoir que « l’artiste doit justement concilier la complexité de ses mondes intérieurs avec la finitude des moyens à sa disposition pour les donner à voir ». Force nous fut d’admettre que c’était exactement ce dont nous avions besoin.

Sima se fit une joie de relever notre petit défi. Après une phase initiale assez laborieuse de négociation des futurs droits avec ses avocats, l’artiste nous soumit oralement un avant-projet :

– Je pense que votre petit monde doit, comme le nôtre, faire appel à des sens différents. A minima, il en faudrait deux. Je conserverais donc bien l’idée de formes colorées en deux dimensions, d’autant que cela rend facile de dessiner des exemples. Mais je n’aime pas l’idée d’être limités à deux formes et deux couleurs, c’est bien trop pauvre. Pouvons-nous nous abstraire de cette limite ?

– Tout-à-fait, répondit Corty. Par le passé nous avions déjà dessiné le treillis de Galois d’un ensemble de huit couleurs. Nous pourrions facilement l’étendre à un nombre bien plus élevé. Pour ce qui est des formes, c’est pareil ; nous pourrions nous en autoriser bien davantage.

– Même si l’esthétique en souffrira, dit Sima, je pense raisonnable de se limiter, disons, à huit couleurs et quatre formes. Cela devrait déjà nous donner une base combinatoire suffisante pour définir des choses intéressantes sans nous perdre dans le vocabulaire. Ensuite, je propose d’organiser un espace, en deux dimensions, peuplé de telles formes colorées. Un simple damier suffirait.

– A quoi ressemblera cette conscience elle-même ? Demandai-je. Il lui faut bien un corps, pour pouvoir interagir avec les objets du monde ?

– J’allais y venir, répondit Sima. Je propose que nos quatre formes soient réparties ainsi : une forme « carré » qui représentera différents obstacles ou objets inertes, en fonction de la couleur ; une forme « cercle » qui représente des ressources alimentaires immobiles, disons l’équivalent de plantes ; et une forme « triangle » qui représente des êtres mobiles, disons des animaux. La forme restante, disons une étoile, peut rester en réserve pour l’instant, nous lui trouverons bien une utilité plus tard. Notre conscience, que je propose de nommer Delta, serait un triangle, d’une couleur particulière. Il serait intéressant qu’il y en ait d’autres, d’ailleurs.

– Il faudra, bien sûr, que Delta puisse se déplacer dans cet espace, avançai-je.

– C’est là, intervint Corty, que les perceptions kinesthésiques interviennent. Pour notre conscience jouet, « se déplacer » veut dire percevoir un déplacement et ses effets. Je suggère deux types de percepts kinesthésiques pour cela : Delta peut se déplacer en avant, reculer ou rester immobile ; et par ailleurs tourner de 45° vers la gauche ou vers la droite, ou pas du tout. En combinant ces actions, cela lui permettrait, en une fois, de passer d’une case du damier à n’importe quelle de ses voisines, y compris en diagonale.

– Parfait, dit Sima. Il faut également lui donner un regard. Delta pourrait percevoir le contenu de la case devant elle et les deux en diagonale à gauche et à droite, par exemple. En tournant sur elle-même elle pourra également voir sur les côtés. Comme ceci :

– La pauvre, protesta le caillou, elle sera complètement myope ! Moi je ne vois rien mais au moins c’est clair, si je puis dire.

– Nous pourrons toujours améliorer cela par la suite, dis-je, mais ça nous donne une base pour nos expériences de pensée.

– Delta ne pourra pas se percevoir soi-même, reprit le caillou.

– Sauf si nous plaçons un miroir devant elle, suggérai-je. Elle percevrait un triangle bleu avec les mêmes mouvements. Ce serait intéressant – le test du miroir est un classique dans l’étude des consciences animales en éthologie. Si Delta reconnaît son propre reflet, cela nous dira quelque chose.

Je fis l’observation que nous avions implicitement doté Delta d’un genre féminin, sans que Sima semblasse s’en formaliser. Je décidai de ne pas insister outre mesure sur ce fait.

– Très bien, intervint Galois. De quels autres percepts aurions-nous besoin ?

– Pour le moment, je ne vois rien d’autre, dit Sima. Un petit monde à explorer et les moyens de le faire.

– Je suspecte, reprit Galois, que nous aurons largement besoin de compléter cet ensemble de perceptions si nous voulons répondre aux autres questions de nos conseillers. Il faudra aussi inventer des règles pour le fonctionnement de ce monde, une sorte de physique : quels objets ont quelles propriétés, comment ils se déplacent, etc. Mais dans un premier temps, nous pourrions déjà nous faire une idée du treillis objectif correspondant à ce petit monde.

– Très bien, dit Corty. Nous pourrions le représenter comme un produit de treillis plus simples, n’est-ce pas ?

– C’est l’idée, dit Galois. Et pour cela, je propose d’abord de définir une petite notation. Comme nous partons du principe que Delta alimente ses concepts à partir de percepts et d’abstractions de ces derniers en attributs, intentions et extensions, nos briques de base seront des treillis de Galois très simples. Chacun de ces treillis représentera un aspect du monde – par exemple la forme d’un objet – et contiendra juste chaque valeur possible pour cet aspect, ainsi que leur conjonction (par exemple la forme impossible) et leur disjonction (l’ensemble de toutes les formes).

– Nous avons déjà vu de tels treillis, intervint Sima. Pour les formes, par exemple, nous aurons ceci :

– Exactement, dit Galois. Je propose de noter ce treillis quelque chose comme Forme = <Etoile, Carré, Cercle, Triangle>.  Cela nous donne l’essentiel dans un format concis : nous connaissons la liste des formes possibles, et savons qu’il y a également une extension « N’importe quelle forme » et une intention duale, « forme impossible ». En nous donnant tous les treillis de ce type, décrivant chacun un aspect du monde tel que perçu par Delta, nous pourrons en calculer le produit – sans avoir besoin de l’expliciter, d’ailleurs. Le résultat sera le treillis objectif dont Delta pourra tirer ses concepts.

– C’est une bonne idée, Maître. Le treillis des couleurs dont j’avais discuté avec Yannick était assez compliqué, car il faisait apparaître des concepts comme « couleurs chaudes ». Je pense que nous pourrions ici nous contenter d’un treillis tout simple utilisant votre notation : Couleur = <Noir, Bleu, Rouge, Vert, Cyan, Magenta, Jaune, Blanc>. Et hop !

– C’est amusant ! J’ajoute un treillis pour les positions des objets dans le champ de vision de Delta, ajouta Sima. Position = <Gauche, Droite, Devant >.

– Et moi, m’empressai-je, des treillis pour les sensations kinesthésiques de Delta : Mouvement = <Avance, Recule, Aucun> ; Rotation = <Gauche, Droite, Aucune>. On peut en ajouter tant qu’on veut.

– Il nous suffirait donc, intervint le caillou, de calculer le produit de tous ces treillis pour obtenir le treillis objectif dont seront issus les concepts de Delta ?

Galois s’était entretemps rembruni.

– Pas tout-à-fait, hélas, je ne le réalise que maintenant. Ce serait vrai si Delta percevait toujours un et un seul objet dont on pourrait décrire la forme, la couleur et la position, en les associant avec ses propres sensations kinesthésiques. Mais ce n’est pas le cas, n’est-ce pas ? Selon sa position et son orientation, à tout moment, Delta peut percevoir plusieurs objets, ou même aucun. Nous avons besoin d’être plus malins.

– Je sens le réveil qui vient, de toutes façons, conclus-je. Je propose d’y réfléchir demain avec Corty et de s’en reparler.

– Voilà qui est parfait, dit Galois. Alan et la Comtesse m’ont fait l’insigne honneur de m’inviter à me joindre à eux pour une partie de polo transfini. Je dois prendre le temps de m’initier aux règles de ce jeu dont j’avoue ne rien savoir. Merci donc à vous deux de vous porter volontaires.

– Je te signale que je ne me suis personnellement porté volontaire pour rien du tout, écrivit Corty pour mes seuls yeux. La prochaine fois, j’espère que tu auras la correction de me demander mon avis avant.

Je me réveillai avant de pouvoir présenter les excuses dont, je le savais, j’aurais à m’acquitter à de multiples reprises pendant la journée.

(à suivre)