La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Ex Machina #36: Plus ça change, plus c’est la même chose
| 28 Nov 2023

Comme on peut l’imaginer je me couchai ce soir-là de fort mauvaise humeur quoique passablement éméché. Ce qui ne m’empêcha nullement de me retrouver cette même nuit dans le bureau de Galois, lequel me salua cordialement comme si de rien n’était. Le caillou, en revanche, brillait par son absence, ce dont je me réjouis in petto. Un peu d’air.

– Eh bien, mes amis, sachez que René comme Blaise ont été ravis de cette conversation avec notre compagnon minéral! À poursuivre dès que possible, peut-être avec l’ensemble de notre conseil scientifique. Mais dans l’immédiat, il me paraîtrait intéressant, en plus petit comité, de voir si nous pouvons extraire un peu de mathématiques de ce passionnant récit.

Avec plaisir, Maître, répondit ce fayot de Corty.

– Groumpf, articulai-je à peu près.

– Je prendrai cela pour un oui. Bien. Le caillou nous explique en substance que sa conscience n’est éveillée que par des changements, que j’appellerai pour ma part des événements. Sa vie consciente est rythmée par une série discrète d’événements, entre lesquels il ne se passe, de son point de vue subjectif, strictement rien. Nous sommes d’accord ? Si cela vous convient, j’adopterais bien le même principe pour Delta. D’une part nous ne cherchons pas particulièrement à concevoir un nouvel organisme voïvant, et d’autre part cela me paraîtrait bien adapté à l’usage des ordinateurs, qui sont à ma connaissance des mécanismes essentiellement discrets.

– Cela me paraît logique, dus-je convenir du fond de ce qui s’annonçait comme une gueule de bois d’anthologie dont, même en rêve, je ressentais déjà les prémices.

– Un événement se produit quand quelque chose change dans les perceptions du caillou. Pour le caractériser, nous devons donc savoir quels percepts ont été modifiés lors de cet événement, en plus bien entendu de leur nouvelle valeur.

– On pourrait simplement doter Delta d’une mémoire à court terme, proposai-je. Elle garderait le souvenir de la situation précédente. Quand une nouvelle situation se présente, nous pouvons comparer les percepts deux à deux et déterminer ceux qui sont différents d’une situation à l’autre.

– C’est vrai, admit Galois, mais personnellement j’adopterais une représentation légèrement différente quoique sans doute équivalente. A chaque percept élémentaire d’une situation, disons la direction du mouvement de Delta ou la couleur d’un objet, j’associerais un autre percept qui indique si ce percept a changé ou non.

– Et pourquoi cela ? m’étonnai-je. Se souvenir de la situation précédente permet de déterminer ce qui a changé ; mais savoir que quelque chose a changé ne me dit pas ce qu’il était avant. Ma proposition, c’est de dire que, disons, la couleur de l’objet situé devant Delta a changé du jaune au rouge. Cela donne plus d’information que de dire que l’objet situé devant Delta est maintenant rouge, et qu’il était d’une couleur différente avant.

– Votre remarque est judicieuse, mon ami, reprit Galois, mais néanmoins erronée. Vous conviendrez que jusqu’ici, au moins, nous avons toujours considéré des percepts qui pouvaient se représenter comme le produit d’un certain nombre d’indicateurs binaires, de questions « oui ou non ». Par exemple, comme nous l’a expliqué votre cortex visuel, la couleur rouge correspond au cas où les récepteurs de rouge sont actifs, et ceux de bleu et de vert ne le sont pas. Même des niveaux de luminosité différents résultent d’un produit de perceptions individuelles de différents récepteurs qui échappent à notre conscience mais n’en sont pas moins à l’origine de notre perception. Je parle sous votre contrôle, Corty.

– C’est bien cela, Maître.

– Je peux alors répondre à la critique de Yannick. Supposons que nous ayons trois récepteurs de bleu, vert et rouge, chacun pouvant être activé ou non. Un percept visuel est décrit par « récepteur rouge actif, récepteur vert inactif, récepteur bleu inactif ».

– Soit la couleur rouge dont je parlais.

– Maintenant, j’associe à chaque récepteur un autre indicateur, qui indique si son état a changé depuis le dernier événement. Mon percept visuel est maintenant décrit comme ceci : « récepteur rouge actif inchangé, récepteur vert inactif changé, récepteur bleu inactif inchangé ». Que puis-je déduire de cette information ?

– Je comprends ! bondit Corty. C’est très malin, Maître. Comme chaque récepteur ne peut avoir que deux états, savoir s’il a changé ou non me donne aussi son état antérieur. Dans cet exemple, je sais qu’auparavant le récepteur rouge était déjà actif, que le récepteur vert était actif (et est devenu inactif), et que le récepteur bleu était inactif (et l’est resté). Autrement dit, je sais que la couleur était jaune (mélange de rouge et de vert) avant de changer.

– C’est malin, en effet, grommelai-je. Je veux bien admettre que cette représentation des choses est équivalent à celle que je proposais quant à l’information qu’elle fournit. Mais pourquoi la privilégier ?

– Pour plusieurs raisons. La première, c’est que le changement étant un moteur essentiel de la pensée de Delta, il me paraît plus logique d’avoir un ensemble de concepts qui le prennent explicitement en compte. Considérez un indicateur binaire, de type oui/non, par exemple un récepteur de photon rouge. Nous avons déjà vu comment lui associer un mini-treillis de, euh, Galois puisque ça s’appelle comme ça :

Ce que je propose à présent, c’est de considérer l’existence d’un autre indicateur « oui/non » qui, lui, est sensible aux changements d’état du premier entre deux événements. Autrement dit cet indicateur-là, « changement du récepteur de photons rouges », possède lui-aussi un état ; il sera actif si le détecteur a changé d’état lors de l’événement, et inactif s’il est resté inchangé. Notez au passage qu’un au moins des détecteurs de Delta doit changer d’état lors d’un événement, car si rien ne change il n’y a pas d’événement par définition. Peut-être que de multiples détecteurs changent d’état d’un coup, comme quand le caillou est tombé de la bouche de Démosthène pour se réveiller des siècles plus tard. D’autres resteront dans le même état. L’idée et de suivre tout cela, détecteur par détecteur.

Quelque chose comme ceci, si je comprends bien, proposa Corty :

– C’est cela. En faisant le produit de ces deux treillis, je peux maintenant créer des concepts nouveaux, comme « le détecteur a conservé son état » (Etat quelconque, inchangé), « le détecteur est actif qu’il ait changé ou pas (actif, changement quelconque) et même une notion plus abstraite de « changement d’état » (état impossible, changé). Le changement lui-même devient une forme explicite de concept, alors qu’il demeurait implicite avec votre approche.

– Hmmm, je crois que je vois même si c’est un peu flou. Vous aviez mentionné une autre raison ?

– C’est vrai. Eh bien, l’idée est que si nous avons un deuxième indicateur sensible aux changements d’état d’un autre, rien ne nous empêche d’avoir un troisième indicateur sensible aux changements d’état du second ! Cet indicateur-là mesure si, d’un événement au prochain, le détecteur de changement a subi un changement. Je l’appellerai donc indicateur de meta-changement. De même que le détecteur de changement a besoin de comparer deux états, donc deux événements, l’indicateur de meta-changement en nécessite au moins trois. Par exemple, si le détecteur de photons est resté actif trois fois de suite, alors il n’a jamais changé d’état et son détecteur de changement est resté inactif deux fois de suite ; lui-même n’a donc pas changé d’état et le détecteur de meta-changement est donc inactif. Avec ça, nous pouvons donner à Delta un peu plus qu’une mémoire ide son état immédiatement antérieur :  nous pouvons lui permettre de mémoriser, ou au moins de reconstituer, plusieurs états antérieurs successifs.

Ouh là. J’imagine un truc comme ça :

mais je ne comprends pas comment ça marche. Pourriez-vous nous donner un exemple ? demanda Corty.

– Eh bien, supposez que nous avons une lumière dont la couleur change du violet au jaune puis au rouge. Quand la lumière vient de passer au rouge, notre percept visuel sera décrit ainsi : « détecteur rouge actif, encore inchangé; détecteur vert inactif, encore changé; détecteur bleu inactif, nouvellement inchangé ». Le « encore » signifie que le troisième indicateur est inactif, que le deuxième est dans le même état qu’avant (donc n’a pas changé), et que le premier a subi le même changement, ou absence de changement, que la fois d’avant. « nouvellement changé » ou « nouvellement inchangé » indique que le troisième détecteur est actif et que le changement… a changé. Ça vous parle ?

– J’aimerais bien, maugréai-je. Mais, en vérité, je suis largué.

– Voici une petite aide pour les éthyliquement désavantagés, intervint joyeusement Corty :

Sur la ligne du haut nous avons les trois événements successifs. Dans la colonne de gauche les trois détecteurs de photons rouges, verts et bleus, avec chacun son détecteur de changement et son détecteur de meta-changement. Dans le tableau on voit l’état, actif ou inactif, de chaque détecteur à chaque événement. Au début, l’état des détecteurs de changement et de meta-changement est indéterminé, car nous ne savons pas ce qu’il y avait avant la lumière violette. Quand la lumière est jaune, on sait si les détecteurs de photons ont changé ou non; mais l’état des détecteurs de meta-changement reste indéterminé, car on ne sait pas si les détecteurs de photons avaient changé d’état en recevant la lumière violette. Quand la lumière est rouge, on connait tous les états. J’ai juste ?

– Absolument, mes félicitations. Vous observerez que connaître la colonne de droite – la situation de tous les détecteurs quand la lumière est rouge – permet de reconstituer tout le tableau. Je peux d’abord rétablir en partie l’état immédiatement antérieur, à savoir « détecteur rouge actif, inchangé; détecteur vert actif, changé; détecteur bleu inactif, changé ». Cela me permet de savoir, nous l’avons déjà vu, que le feu était jaune; mais comme nous avons également l’information sur les changements antérieurs, nous pouvons même retrouver une partie de l’état d’encore avant: « détecteur rouge actif ; détecteur vert inactif ; détecteur bleu actif », soit le feu violet qui avait précédé le feu jaune, comme on le voit dans la colonne de gauche.

– À chaque étape vers le passé nous perdons un peu d’information, observai-je. L’état courant décrit les trois indicateurs reliés à chaque détecteur de rouge, vert ou bleu; l’état précédent reconstitué ne nous en donne que deux, et celui d’encore avant ne décrit que l’état de chaque détecteur, sans préciser quel changement il a subi.

– C’est un peu comme dire que nous ne nous souvenons pas toujours de nous être souvenus de quelque chose, dit Corty. Sinon nous aurions une mémoire eidétique, voire infinie.

– En effet. Si nous voulions reconstituer les trois états dans leur intégralité, il nous faudrait un indicateur de plus pour chacun, pour reconstituer ce qui avait changé encore précédemment; mais alors il nous en faudrait encore un de plus pour reconstituer les changements de celui-là, ad infinitum. Or nous ne pouvons avoir qu’un nombre fini de détecteurs, et donc des souvenirs imprécis.

– Donc, avec trois indicateurs pour chaque détecteur, Delta pourra se souvenir de la situation précédente et même de ce qui avait changé depuis celle d’avant, mais pas de la façon dont ce souvenir lui-même a changé. Ses souvenirs seront de plus en plus flous.

– Exactement, dit Corty. J’aime bien cette idée. Par exemple, elle permet d’exprimer un concept de « cycle »: « récepteur rouge en état quelconque, changement quelconque, meta-changement inactif », et de même pour les autres détecteurs. Ce concept exprime que la situation visuelle était la même deux étapes auparavant. Si Delta vit dans un monde avec des saisons, cela pourrait être très utile.

– En effet. Il y a de plus une cerise sur le gâteau, reprit Galois: un souvenir peut aussi être vu comme un concept.

– Pourtant, observa Corty, dans notre scénario un concept visuel se représente par un produit de neuf états (trois indicateurs pour chaque récepteur). Un souvenir, comme vous le proposiez, n’en spécifie que six, voire trois.

– Oui, mais pour représenter un souvenir flou comme un concept visuel, nous pouvons tout simplement le compléter avec la valeur « état quelconque » pour les indicateurs manquants, comme vous l’avez d’ailleurs fait vous-même dans votre tableau. Par exemple, quand Delta se souviendra de la lumière jaune de notre exemple, elle pourrait représenter ce souvenir partiel comme un concept, décrit par « détecteur rouge actif encore ou nouvellement inchangé, détecteur vert actif encore ou nouvellement changé, détecteur bleu inactif encore ou nouvellement changé ». En d’autres termes, un souvenir flou est équivalent à un concept qui regroupe plusieurs percepts possibles. Cela nous permet de manipuler les souvenirs comme des concepts, sans avoir à introduire quoi que ce soit de nouveau.

– Par ailleurs, dit Corty, je me rends compte que nous pouvons tout de même adopter l’idée de Yannick comme représentation résumée de ce qui se passe, pour rendre nos exemples plus faciles à lire. Je pense à une notation comme celle-ci:

Rouge < Jaune < Violet

Cette notation décrit d’abord le fait que le récepteur de rouge est actuellement le seul activé ; puis le fait que le récepteur de vert a changé d’état (d’où la couleur jaune à l’instant précédent); puis le fait que le même changement d’état avait déjà eu lieu l’instant d’avant, sauf pour le bleu qui était actif et avait changé (d’où la couleur violette deux instants plus tôt). C’est plus digeste que le percept « récepteur rouge actif encore inchangé, récepteur vert inactif encore changé, récepteur bleu inactif nouvellement inchangé », tout en transportant la même information.

– Merci de me soutenir, dis-je, mais il faudrait alors que cette notation puisse aussi représenter des concepts plus abstraits comme ceux que Maître Galois nous a présenté. Par exemple, comment représenter le concept d’état inchangé dont il nous a parlé? Ou le souvenir que garde Delta de la lumière jaune, dans notre exemple?

– Pour ce dernier, c’est facile:  il se représente par Jaune < Violet < Couleur quelconque. On voit que les détecteurs de rouge et de vert sont activés, que celui de vert a changé d’état ainsi que le bleu, et que les changements antérieurs sont quelconques. En revanche, pour le concept d’état inchangé, je sèche.

– Nous pourrions, dit Galois, ajouter des mots-clé « Même » et « Différents » qui décrivent la conservation ou le changement d’état des récepteurs. Nous pouvons même donner un nom à un état et s’y référer par ailleurs. Par exemple, le concept d’état inchangé pourrait se résumer par

Couleur quelconque < La même couleur < Couleur quelconque

Et le concept de cycle par

Couleur quelconque 1 < Couleur quelconque < Même couleur que 1

De toute façon n’avons pas besoin d’être très formels ni exhaustifs pour cette notation, puisque nous disposons déjà d’un moyen précis de décrire tous les concepts que nous avons envisagés sous forme d’un produit de neuf treillis d’état.

– À ceci près, remarquai-je, que le champ visuel de Delta est bien plus compliqué que ça, ce qui nous a conduits à adopter une représentation assez abstraite avec des « sacs » de concepts. En y ajoutant cette histoire de souvenirs, ça va commencer à devenir tordu, j’en ai peur.

– Là-dessus, dit Corty, j’ai ma petite idée. Notre discussion d’aujourd’hui résonne directement avec les doutes que j’avais émis quant à cette histoire de « sacs ». Laissez-moi y réfléchir un peu. De toute façon, il est clair que les fonctions cognitives supérieures de Yannick seront disponibles à qui veut les prendre pendant tout le reste de la nuit au moins, si j’en juge par son état onirique présent; autant en profiter, pas vrai?

Je soupirai.  Je ne pouvais que lui donner raison.

Le reste de la nuit passa en un éclair.

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