Un bon laps de temps s’est écoulé depuis ma dernière chronique, meublé par la tonte du terrain, le débroussaillage des buissons, l’entretien de la piscine, les promenades canines et autres activités typique du jeune retraité tendance néo-rurale – sans parler des formalités d’obtention de ladite retraite. Je n’ai cependant pas perdu notre sujet de vue, grâces en soient rendues à l’admirable série d’émissions consacrées au cerveau par France Culture, disponibles en podcast et dont je recommande chaudement l’audition. Il est amusant de noter que ce podcast comporte exactement 42 épisodes, soit le nombre de mes chroniques à ce jour, ce qui conforte le nombre 42 dans son statut bien établi de réponse à la Grande Question de l’Univers.
Je décidai de faire un point d’étape avec Galois en la compagnie goguenarde de Corty. Il me paraissait nécessaire de déterminer ensemble une forme de programme de recherche pour attaquer enfin les nombreuses et essentielles questions laissées sans réponse : quels seront les concepts effectivement construits par Delta ? Pourquoi ceux-là et pas d’autres ? Qu’est-ce qui détermine à quoi pense Delta, et à quoi servent ces pensées en retour ? Je dispose d’un bon nombre de pièces du puzzle, mais d’aucune piste pour les assembler en un tout cohérent.
À son accoutumée, Galois commença par livrer une synthèse concise:
– Il me semble qu’avant tout, nous devrions nous donner un cadre pour étudier ce que pense ou perçoit Delta, en tant que telle, et non plus seulement les espaces très abstraits de concepts étudiés jusqu’ici. Nous pourrons ensuite réfléchir à ce qui rentre dans ce cadre.
– Pourriez-vous préciser votre pensée, Maître?
– Jusqu’ici, nous avons défini et étudié deux objets essentiels, que nous avons appelé treillis de concepts objectifs et treillis de concepts subjectifs. Le treillis objectif contient l’ensemble des états perceptifs possibles de Delta – les combinaisons d’état de chacun de ses récepteurs, pensées et mémoire immédiate comprises – ainsi que les concepts plus abstraits associés. Il représente l’univers physique où vit Delta, y compris elle-même, perçu à travers ses sens. Le treillis subjectif, lui, condense en un seul concept les concepts objectifs de même forme ou redondants. Il représente l’ensemble des pensées et perceptions subjectives que Delta pourrait être à même de formuler.
– Oui, c’est parfaitement résumé.
– Ce qui nous manque alors, c’est une représentation des concepts, pensées et perceptions que Delta va effectivement rencontrer au cours de son existence. Une structure qui capture son expérience propre, si vous voulez. Au lieu de représenter les concepts qui pourraient lui être accessible, cette structure représenterait ceux qu’elle utilise réellement, les perceptions dont elle fait ou a fait l’expérience ; en gros sa mémoire et sa connaissance du monde à tout moment.
– Est-ce que ce n’est pas redondant avec le mécanisme que nous avons déjà imaginé pour que Delta se souvienne de situations antérieures, en percevant non seulement l’état de ses récepteurs mais aussi leurs changements et meta-changements ?
– Non, je ne pense pas. Nous parlons ici d’une mémoire à plus long terme, et plus conceptuelle qu’épisodique. Par exemple, si le carré rouge est un prédateur dangereux, il ne fait aucun doute que Delta aura besoin d’identifier rapidement toute occurrence de ce concept dans une situation actuelle ou potentielle. Elle n’aura sans doute pas besoin de garder en mémoire toutes les fois où elle rencontre un carré rouge, mais elle devra certainement avoir en tête (si je puis ainsi m’exprimer) le fait que rencontrer un carré rouge est désagréable, sans égard aux détails. Un concept abstrait tel que « voir un carré rouge devant suivi de douleur » aura toute raison d’être mobilisé régulièrement, et devrait donc faire partie de cette structure d’expérience.
– Je vois. Quelle forme prendrait cette structure ? Une liste de concepts?
– Il me semblerait élégant, quitte à changer d’avis plus tard, que cette structure soit encore un treillis, et je proposerai donc de l’appeler « treillis d’expérience ». Il contiendra bien sûr le concept « rien », le concept « n’importe quoi », puis certains concepts du treillis subjectif, organisés en treillis.
– Vous voulez dire que si le treillis d’expérience contient deux concepts du treillis subjectif, il contient aussi leur conjonction, leur exemple commun le plus général, ainsi que leur disjonction ?
– Pas nécessairement. Imaginons que le treillis d’expérience de Delta contienne les concepts « triangle » et « bleu », parce qu’elle a déjà rencontré des exemples de chacun. Cela n’implique pas nécessairement que le concept de « triangle bleu » soit important pour elle. Peut-être même qu’elle n’a jamais vu de triangle bleu. Dans ce cas, elle pourrait organiser son treillis d’expérience en considérant que ce que les concepts « triangle » et « bleu » ont en commun, c’est juste « rien ». Si, plus tard, le concept de triangle bleu se révèle important, il sera ajouté à sa place dans le treillis.
– Une grande différence entre ce treillis d’expérience et les deux autres, observa Corty, c’est donc qu’il change au cours du temps.
– Tout à fait, répondit Galois. Ce n’est plus une structure mathématique figée, directement tirée de l’univers des Idées de Platon. Ce treillis peut changer, évoluer, gagner ou perdre des concepts en fonction de l’expérience de Delta. En termes plus mathématiques, chaque instant d’existence de Delta est associé à un treillis d’expérience potentiellement différent. Dans la pratique, bien sûr, si vous programmiez Delta vous modifieriez sans doute une structure unique, représentant son treillis d’expérience à tout instant.
– Ce que l’on appelle un objet mutable en informatique, remarquai-je.
– Si vous le dites. L’idée, quoi qu’il en soit, c’est que quand Delta rencontre une situation, il la compare aux concepts de son expérience ; et à mon avis, c’est ce travail de comparaison qui l’amènera à penser à un concept où à un autre. Deux Delta avec des expériences distinctes pourraient analyser la même situation de manière différente.
– Mais oui ! De plus, m’écriai-je, on peut aussi considérer que Delta analysera une situation à la lumière des concepts auxquels elle pense déjà. Il est prouvé expérimentalement que, chez l’humain en tout cas, notre perception est guidée par notre état mental. Vous connaissez cette expérience dans laquelle on montrait à des spectateurs la vidéo d’un match de basket, en leur demandant de compter les passes ? Tout concentrés qu’ils étaient sur cette tâche, ils ne se sont jamais rendus compte qu’un gorille (en fait, un type habillé en gorille) traversait le terrain. En revanche, quand on leur montrait la vidéo sans demande particulière, le gorille leur sautait aux yeux.
– Très intéressant, commenta Galois. Cela veut dire que nous avons une sorte de cycle à modéliser. Dans un état donné de son treillis d’expérience, Delta rencontre une situation. Elle va mobiliser certains concepts de son treillis d’expérience, qui sont ceux auxquels elle va penser. Mais toute nouvelle situation sera elle-même filtrée inconsciemment en fonction de ces pensées. Et, bien sûr, les concepts ainsi perçus seront susceptibles de rejoindre le treillis d’expérience.
– Cela veut dire, continua Corty, que Delta ne va pas forcément percevoir consciemment l’intégralité d’une situation, ce que nous avons appelé un percept, avec l’état précis de chaque récepteur. En fonction de son état d’esprit, elle va focaliser son attention sur certains aspects de la situation, laissant les autres dans le vague. Par exemple, si Delta voit un carré rouge juste devant elle, elle ne prêtera peut-être aucune attention à ce qui se trouve à sa droite ni aux autre détails de la scène. Elle ne percevra que le concept « Carré rouge droit devant ».
– Sauf, dit Galois, si elle apprend par l’expérience que les triangles bleus fournissent une protection contre les carrés rouges. Dans ce cas, le concept « carré rouge à côté d’un triangle bleu » sera tout aussi important pour elle, et elle le percevra.
– J’aime bien cette idée. Elle donne déjà une ébauche de réponse à cette question qui me tracasse depuis un bout de temps : à quoi cela sert-il de penser ? Ce que nous sommes en train de dire, c’est que penser à quelque chose nous aide à sélectionner certains aspects précis d’une situation donnée, à focaliser notre attention, au lieu de devoir tout analyser dans les détails. Si Delta a faim, elle cherchera de délicieux triangles verts en ignorant le reste (sauf, bien sûr, le redoutable carré rouge). Symétriquement, la perception va aussi guider la pensée. Si Delta voit par hasard un triangle vert, elle va peut-être penser « tiens, j’ai un petit creux, c’est l’heure du goûter ».
– Il me semble, conclut Galois, que nous pourrions résumer notre discussion d’aujourd’hui avant de poursuivre. Nous dotons Delta d’un treillis d’expérience qui contient certains concepts du treillis subjectif. A tout instant, certains de ces concepts sont activés, mobilisés : c’est à eux que Delta pense. En fonction de ses pensées, les perceptions de Delta sont filtrées, orientées par un mécanisme inconscient, et Delta percevra consciemment une version résumée de la réalité au lieu de tous ses détails. Elle comparera cette perception résumée aux concepts de son treillis d’expérience, ce qui pourra l’amener à en mobiliser d’autres, modifiant ainsi ses pensées. Par ailleurs, ces nouveaux concepts pourront aussi être ajoutés à son treillis d’expérience, et plus tard oubliés s’ils ne sont pas suffisamment mobilisés. Bien entendu, il nous manque des éléments essentiels de ce schéma, mais cela fournit un tableau d’ensemble qu’il me semble intéressant de chercher à préciser.
– Absolument, écrivit Corty. À noter que le treillis d’expérience de Yannick doit être vraiment bizarre, parce que c’est justement quand il cherche son tube de mousse à raser qu’il le perçoit le moins. J’aimerais bien éviter ce problème à Delta, sinon elle va mourir de faim, la pauvre.
Ma réponse, qu’il me plait d’imaginer spirituelle et cinglante, fut perdue pour la postérité car je me réveillai à l’instant même.
(à suivre)
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