La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Gúmmístígvéluma Saga (la saga des bottes en caoutchouc)
| 16 Jan 2024

L’heure est aux bonnes résolutions, alors cette année à délibéré, la revue qui fait des choix délibérés, la rédaction a décidé de partir du bon pied ; un pied botté, caoutchouté et surtout vulcanisé.

« Time to rock the road / And tell the story of the jelly rolling / Dirty boots are on / Hi di ho »
Sonic Youth, Dirty Boots (Goo, 1990)

Extraordinaire est la botte de caoutchouc. Gloire éternelle à ses prodigieux créateurs ! Elle protège les pieds des paysans, des chasseurs, des gamins, des pêcheurs du monde entier, qui ne jurent que par son efficacité, sa souplesse et sa facilité d’utilisation : il suffit de l’enfiler et de marcher. Mais attention hein ! Je ne verse pas dans le fétichisme plantaire ni ne parle de la botte de caoutchouc mondaine, la simili-poule de luxe à 400 € la paire, mise à la mode ces dernières années et qu’on aperçoit aux pieds des mannequins papier-glacé ou des nantis de la terre faisant rimer campagne avec champagne. « Très originales, elles apportent une touche de peps à n’importe quelle tenue » nous serinait déjà les magazines 2016  Comment porter les bottes en caoutchouc avec style ? », par Clémence Rigny, Grazia, 12 novembre 2016).

Foutaise ! Moi, je veux plutôt parler de la bonne vieille botte de caoutchouc de base, la bien ringarde, la botte tout-terrain, ennemie de la gadoue, souple, rassurante, celle qui revient au bercail la semelle toute crottée et qu’on remise jusqu’à la prochaine randonnée pédestre. Inventée au milieu du XIXe siècle en pleine Révolution Industrielle, la botte de caoutchouc a rapidement trouvé son public, c’est dire le besoin fondamental que cet article permettant de garder les pieds au sec, ou légèrement brumisé de sueur, est venu combler. Pour travailler ou progresser en territoire hostile, terrain détrempé ou boueux ou spongieux ou vaseux ou marécageux ou sablonneux ou neigeux ou bourbeux, voire liquide – comme à Venise en période d’acqua alta –, la botte en caoutchouc s’est rapidement imposée comme La tatane idéale.

Oubliés les croquenots crasseux empuantis par le fumier, oubliés les orteils humides ou gelés, oubliées les crevasses au talon, car l’arrivée de la botte en caoutchouc a sonné l’heure du règne triomphant de la science, de la prophylaxie et de l’hygiène des pieds sur les forces obscures et malodorantes des onychomycoses diffuses et de la bromodose satanique. Sans oublier les bienfaits psychologiques consécutifs au port régulier de la botte en caoutchouc, car avoir les pieds au sec renforce l’estime de soi et, partant, facilite la séduction d’éventuels partenaires sexuel-le-s.

Vulcanisation de la botte

L’explication des performances hors du commun de cette botte enfantée par la modernité réside dans la vulcanisation de son caoutchouc. Vulcanisation ? Ouais, un procédé chimique de ouf qui consiste à incorporer du soufre, ou tout autre produit assimilé, dans du caoutchouc brut pour « former des ponts entre des chaînes moléculaires après cuisson » (Futura Sciences). En gros, c’est comme pour l’homme bionique : au début, on avait une botte en caoutchouc à la noix, tout juste mettable, qui se craquelait, qui collait et se déformait, mais l’alliance d’un maître-bottier et d’un petit chimiste ont su la reconstruire. Ces hommes ont eu la possibilité technique de donner naissance à la première botte de caoutchouc vulcanisée, supérieure à ce qu’elle était avant, plus élastique, plus résistante, en un mot, la meilleure.

Conséquemment, caoutchoutée et vulcanisée, la botte a évolué pour devenir cette chose miraculeuse sortie en grande pompe des laboratoires, cette protection podale inouïe, toute légère, étanche, élastique, indéformable, inusable, inodore – quoique –, très moche et surtout fabriquée en quantité industrielle, donc bon marché ; l’élastomère parfait devant répondre aux missions les plus exigeantes. Alors je vous le dis, dans une belle et trop rare unanimité, toutes les nations de la Terre ont adopté cette botte de caoutchouc, grandiose symbole du Progrès, et ne s’en sont jamais séparées depuis.

L’internationale de la botte qui sera le genre humain

Très vite, des astuces permettant d’améliorer son entretien, comme de limiter son usure, se sont diffusées puis échangées entre heureux détenteurs de bottes de caoutchouc à travers le monde, bravant à la fois les interdits, tous les obstacles linguistiques et les frontières les plus imperméables à la diffusion des idées nouvelles. La botte n’avait plus de secret pour personne. Le simple passage d’une éponge mouillée à l’eau claire et savonneuse sur la surface crottée permet ainsi d’astiquer la botte en délicatesse.

Mais, pour éliminer les taches les plus tenaces, on peut verser quelques gouttes de vinaigre sur un chiffon puis frotter les taches jusqu’à leur totale annihilation. Une lustration matinale de l’extérieur de la botte avec un tissu imbibé de glycérine ou, à défaut, de lait tiède, préservera sa souplesse. Si les bottes ont terni, il suffira de battre le blanc d’un œuf en neige puis de l’étaler méthodiquement sur leur entière surface, de laisser agir quelques minutes, avant de brosser lesdites bottes en procédant par cercles concentriques pour recouvrer leur éclat initial.

Enfin, pour prolonger la durée de vie des bottes de caoutchouc, il faut toujours penser à verser généreusement du talc à l’intérieur d’icelles avant de les ranger dans un endroit frais et aéré. Le talc évitera ainsi au caoutchouc de se fendiller, il absorbera aussi l’humidité et les mauvaises odeurs, supposément.

Les précipitations scientifiques

Équation de Clausius-Clapeyron

Équation de Clausius-Clapeyron

La relation entre la science et les bottes en caoutchouc est loin de se réduire à leur seule vulcanisation, même que je dirais – si j’osais – qu’elle engage le destin de l’humanité. Vous me prenez pour un fou ? Et bien lisez donc ce qui suit.

Ceci est l’équation de Clausius-Clapeyron (cf. illustration ci-dessus). Elle relève du domaine de la thermodynamique, et elle a été établie par les physiciens français Émile Clapeyron (1799–1864) et prussien Rudolf Clausius (1822–1888). Ses variables sont clairement identifiées :

T est la température ;

Psat est la pression de vapeur saturante du corps pur à T (et ouais, la vapeur saturante…) ;

ΔvapH correspond à l’enthalpie de vaporisation du corps pur à T (ne me demandez pas ce que signifie enthalpie) ;

ΔvapS indique l’entropie de vaporisation du corps pur à T, avec T ΔvapS = Δ vapH ;

R, enfin, n’est autre que la constante universelle des gaz parfaits (renseignement pris, il s’agit du produit du nombre d’Avogadro et de la constante de Boltzmann, un produit qui vaut exactement 8,31446261815324 J mol-1 k-1, what else ?)

Impressionnant n’est-ce pas ? En tout cas, ça l’est pour l’idiot scientifique que je suis.

Bien que cette formule date du XIXe siècle, il semblerait que le mécanisme thermodynamique qu’elle modélise demeure pertinent, en particulier pour son application en météorologie. Je suis incapable de juger sur pièces, mais voilà en tout cas l’idée générale : l’équation de Clausius-Clapeyron met en relation deux variables, la température et la pression de vapeur saturante. Elle indique que la quantité maximale d’eau sous forme vapeur croît avec la température. En gros, plus l’air est chaud et plus il peut contenir de vapeur d’eau. Avec l’accroissement de la température, celle la vapeur saturante équivaut à « une augmentation qui se chiffre à environ 7% par degré » (Damien Alterndorf « L’intensification rapide des pluies d’orage avec le réchauffement global », le 12 mars 2021, sciencepost.fr).

Maintenant vous voyez peut-être où je veux en venir ? Qui dit réchauffement climatique dit augmentation globale des températures, impliquant plus d’évaporation en provenance des mers et des océans ; or qui dit plus d’évaporation dit aussi plus de nuages, donc plus de pluies orageuses et, partant, plus d’inondations et de gadoue. « Avec un air plus fortement chargé en eau, le potentiel précipitant est donc mécaniquement augmenté » (ibidem).

Conséquemment, avec la hausse programmée de l’humidité atmosphérique et les diluviennes saucées que nous n’allons pas finir de recevoir, le recours aux bottes de caoutchouc sera de plus en plus fréquent, voire indispensable au quotidien. Et les scientifiques sonnent aujourd’hui l’alarme : « Evidence is emerging that sub-daily rainfall intensification is related to an intensification of flash flooding, at least locally. This intensification will have serious implications for flash flooding globally and requires urgent climate change adaptation measures » (Fowler, H.J., Lenderink, G., Prein, A.F. et al. (2021) « Anthropogenic intensification of short-duration rainfall extremes », Nature Reviews Earth & Environment, 2, 107–122). Adaptation qu’ils disent ? Un conseil, investissez d’urgence dans la botte en caoutchouc, elle a un bel avenir devant elle. Peut-être remplacera-t-elle les baskets…

En aparté, le fait que l’équation de Clapeyron et Clausius ait été formulée à la même époque, grosso modo, que l’invention de la botte de caoutchouc, on appelle ça, en toute rigueur épistémologique, de la concomitance, pas de la causalité.

 La botte débarque en Islande

En tout cas, lorsque la botte en caoutchouc vulcanisé est arrivée en Islande au début du XXe siècle – on ne parlait pas encore de réchauffement global –, elle y avait été précédée par une aura pas forcément boréale mais résultant tout de même de son retentissant succès international. Pourtant – ô surprise ! –, l’engouement n’est pas immédiat, témoignant par là de la profonde arriération du pays à cette époque. Dans un premier temps, la botte de caoutchouc – appelée localement gúmmístígvélum – ne trouve en effet pas grand monde pour daigner la chausser ; les choses ont bien changé depuis.

Après une recherche dans la principale base de données digitales d’Islande, Tímarit.is, des historiens sont parvenus à identifier la plus ancienne référence aux bottes de caoutchouc (cf. Emilía Dagný Sveinbjörnsdóttir « Voru Íslendingar í gúmmístígvélum árið 1918 ? » Vísindavefurinn, 2018). Il s’agit d’une réclame publiée le 12 décembre 1903 dans le journal à parution nationale Ísafold où un certain Þ. Þorsteinsson, en homme avisé, vante les mérites de bottes de caoutchouc vulcanisé importées de Grande-Bretagne. Elles représentent selon lui les souliers idéaux pour travailler en extérieur compte-tenu des conditions humides et glaciales si spécifiques au climat islandais.

Pourtant, malgré cette publicité, et les autres toutes aussi pertinentes qui suivirent, énumérant les multiples avantages que pouvaient attendre de ces bottes les ouvriers et les fermiers islandais, tant en termes de santé que de confort, les insulaires subarctiques rechignèrent longtemps à enfiler des tubes caoutchouteux leur paraissant trop biscornus ; rapidement associés à d’authentiques instruments du diable, et ce d’autant plus qu’ils sentaient réellement le souffre, ce qui, soit dit en passant, n’auraient pourtant pas du gêner le moins du monde ces habitués des solfatares si communs dans leur environnement volcanique.

Certains diront qu’il faut voir là un bon sens paysan. Bon sens tu parles ! Car même si c’est cliché ou condescendant de dire ça, j’ai le sentiment qu’on a plutôt affaire ici à l’étalage le plus manifeste du comportement plebbi (« plouc ») consubstantiel à l’habitus campagnard quand il est indécrottablement ancré dans ses certitudes les plus anciennes et les moins réfléchies. Car – tenez-vous bien ! – quelle fut la cause du refus obstiné d’enfiler des bottes vulcanisées énoncé par nos braves éleveurs de canassons et de moutons ? La crainte de la nouveauté, une irrépressible crainte de la nouveauté podologique pour le dire plus précisément. Après avoir travaillé des siècles durant les arpions humides, transmis générations après générations les mêmes mycoses, les Islandais craignaient tout simplement d’avoir les pieds au sec pour la première fois, et que cette sécheresse inconnue, si étrangère au pays, n’introduise de nouveaux et incurables maux de pieds, ou pire ne dessèche complètement leurs guibolles comme celles des momies d’Égypte. Ah ces ploucs !

Mais on n’arrête pas le progrès comme on dit, même dans un pays comme l’Islande, alors peu à peu, la botte de caoutchouc trouva sa place dans l’équipement des travailleurs. Ce n’est peut-être qu’une légende, mais on raconte néanmoins que les plus téméraires pionniers de la botte de caoutchouc en Islande prenaient soin de verser un peu d’eau dans le fond de leurs godillots avant de les enfiler, histoire de bien conserver entre leurs doigts de pied, et sous leurs voûtes plantaires, cette humidité complice de leur labeur depuis l’origine du pays. Quand la macération des orteils est fille d’idées saugrenues…

La botte, cette madeleine en caoutchouc

D’ailleurs, en parlant d’idée saugrenue, cet épisode évolutif de la glèbe podale insulaire, un peu pitoyable il faut bien l’avouer, n’est pas sans éveiller en moi des souvenirs d’enfance que j’avais crus jusqu’à ce jour vaguement refoulés. Les souvenirs cuisants de la plus formidable des roustes me reviennent en mémoire ; une rouste reçue de concert avec mon pauvre cousin dans la ferme de nos grands-parents où nous passions nos vacances ; rouste infligée aux deux morveux que nous étions, coupables chacun d’avoir empli de leur claire mais abondante urine les dignes bottes de caoutchouc de notre grand-père laissées à reposer le soir venu à l’entrée du logis.

On pourrait analyser la chose aujourd’hui en disant que leur orifice béant nous avait attiré comme un sortilège polymorphe. Mais qu’on image plutôt le lendemain matin, avant que le coq ne chante, l’effroi du patriarche sentant soudain ses pieds tremper dans une froide miction au fond de bottes qu’il savait imperméables, et qu’on imagine ensuite sa mine et surtout son dégoût en identifiant la nature de l’étrange et jaunâtre liquide !

La fameuse anthropologue britannique Mary Douglas a remarqué en 1966 dans son ouvrage De la Souillure – désormais un classique de la discipline – que la notion de souillure prenait corps dès que des choses apparaissaient à des places qui n’étaient pas les leurs, autrement dit quand nos classifications socialement déterminées, nos fragiles ordonnancements du monde, sont bafoués ; quand le désordre s’installe autour de nous, bref quand la pagaille et la chienlit ont décidé de mener le monde en lieu et place de notre ordre moral, par exemple quand on repère une paire de chaussures, même d’une immaculée propreté, posée sur la table du salon (Mary Douglas, De la souillure. Études sur les notions de pollution et de tabou, réédition française en 2005 chez La Découverte).

Si telle est la souillure, alors que dire des deux bottes de caoutchouc pleines de pisse de mon grand-père ? Placés à notre réveil devant le fait accompli, nous n’avons pas nié bien longtemps notre forfait, mon cousin et moi. Nous étions prêts à recevoir notre châtiment mais, dans notre résignation et la reconnaissance honteuse de notre culpabilité, je trouvai tout de même un échappatoire : la fierté personnelle de n’avoir pas cherché à rejeter la faute sur mon seul cousin, et la jouissance secrète d’une malice parvenue jusqu’à un terme que nous n’avions pas anticipé un seul instant en nous soulageant. L’équation pipi–bottes–papy souillé était rien moins que délicieusement perverse ! On n’a p’têt pas tué symboliquement nos pères tout de suite, mon cousin et moi – il nous a fallu attendre quelques années supplémentaires pour cela –, mais notre grand-père, lui, on l’avait pas loupé ce jour-là !

Et pour revenir à l’Islande, combien d’elfes farceurs ont-ils d’après-vous fait pipi là-bas dans les bottes de pauvres fermiers islandais vivant isolés dans leur fjord du bout du monde, entourés d’une marmaille turbulente ? Et dites-moi encore, plus sérieusement, quelles seraient les vertus d’un bain de pied à l’urine ? Tonifiant ? Détoxifiant ? Seuls ceux qui n’ont pas encore essayé ne peuvent pas savoir…

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