Au départ, je m’étais dit qu’avec mon fils, nous aurions pu aller voir le match dans la deuxième plus grande Fan Zone de France, place des Quinconces, à Bordeaux, entre les statues de Montaigne et Montesquieu. Mais le plan de sécurité publié dans le journal m’en a fait passer l’envie : 266 agents de sécurité seront déployés sur site. Chaque spectateur sera fouillé et passera au détecteur de métaux. Des caméras de vidéosurveillance sont installées et des doubles barrières délimiteront la zone. La police, la gendarmerie avec des militaires et le Raid surveilleront l’espace.
Si je peux regarder le match avec mon fils, c’est grâce aux sites de streaming vidéo. Il suffit de cliquer, de fermer la fenêtre de pub qui vous offre soit de devenir millionnaire en deux semaines, soit de rencontrer des femmes russes près de chez vous, puis de trouver un lien qui fonctionne, en français si possible. Le meilleur lien qu’on a trouvé diffusait le direct de TV3 Ireland. On a donc commencé par regarder Hongrie-Portugal en anglais.
Père.– C’est quoi ton pronostic ?
Fils.– 2-0 pour le Portugal.
Les Hongrois sont en rouge, les Portugais en vert. C’est parti pour 90 minutes.
Fils, en pointant le gardien hongrois, le vétéran Gabor Kiraly.– T’as vu, c’est lui le gardien avec le pantalon de jogging.
Père.– En tout cas y’a de l’ambiance à Lyon. Où tu vas ?
Fils.– Je vais me chercher à boire. Le début c’est jamais très bien.
Les Portugais m’ont l’air un peu nerveux mais ils bougent vite. Moi, c’est toujours ce que je reproche au foot : la lenteur. Le terrain est trop grand. Quand on a grandi avec le hockey, le foot, c’est difficile à supporter. Les joueurs sont rapides, mais globalement, le jeu est lent.
Fils.– Oh ! Vas-y, Pepe !
Père.– Qui ?
Fils.– Pepe, c’est le défenseur central du Real Madrid. Oh ! Nani ! Il part tout seul !
Père.– Ronge pas tes ongles.
Fils.– L’autre jour, sur mon appli Eurosport, il y avait ce titre : “Le Portugal, cet éternel outsider qui a peut-être fini d’attendre son heure.”
Père.– Donc toi, t’es pour le Portugal ?
Fils.– Ben oui.
Père.– Pourquoi ?
Fils.– Parce que Ronaldo, c’est mon joueur préféré.
Toujours 0-0 après 12 minutes de jeu. Un arrêt du gardien lusitanien.
Père.– Pourquoi le gardien il a un gant jaune et un gant rose ?
Fils.– Ben pour faire stylé !
Père.– Tu vas où ?
Fils.– Je vais faire pipi.
Père.– Oooooohhhhhh ! But !
Fils, depuis les toilettes.– Pour qui ?
Père.– Pour la Hongrie.
Tout à coup, ce n’est plus le même match. Tout à coup, j’ai l’impression que ça va être long. Je me demande ce que je fais là. Je pense à la supériorité du hockey sur le foot. Le hockeyeur ne fait pas toujours semblant d’être blessé. Il joue avec des protections et fonce dans le tas. Mon fils, lui, sort dehors taper dans le ballon.
À la 33ème minute, le streaming se met à saccader. C’est le problème, la qualité fluctue, faut un bon débit. Je ferme la fenêtre en cours. Je reviens sur les liens. Ça marche. Cette fois c’est en français sur RTS Deux.
Commentateur.– Corner. Sortie acrobatique de Kiraly. Ronaldo s’énerve. Cela montre que le Portugal n’est pas bien.
Mon fils revient, attiré par le commentaire en français. Le Portugal, emmené par Ronaldo et Nani, met la pression, le ballon circule de plus en plus vite et finit au fond des filets pour l’égalisation ! Hors-jeu. Le but est refusé.
Fils, les mains dans le visage.– Je suis dégoûté…
Quelques minutes passent…
Fils.– Oh ! la passe parfaite de Ronaldo ! C’est Nani ! Oh ! la passe de Ronaldo ! Oh ! La passe ! Buuuuuutttttt !!! J’ai perdu mon pronostic.
Voilà qui remet le Portugal sur les rails à la mi-temps, 1 partout. Pub Hyundai : Real Fan First ! À la reprise, le commentateur nous rappelle que c’est le 17ème match de Ronaldo en Championnat d’Europe, un record absolu.
Père.– C’est pas justement le propre du record d’être absolu ?
Fils.– …
La deuxième mi-temps s’ouvre sur un bon coup franc pour les Hongrois.
Fils.– Merde. Mais quand même, il est à 26 mètres, ça fait loin.
Commentateur.– Gooooooaaaaaallllll !!! de Balazs Dzsudzsak. 2-1 pour la Hongrie.
Fils.– Putain.
Puis c’est le but du match, le premier but du héros, celui de Ronaldo d’une talonnade d’anthologie. Il touche le ballon derrière lui dans un geste beau comme un fado d’Amália Rodrigues.
Fils, qui s’époumone et reprend des couleurs.– CRISTIANO RONALDO ! CRISTIANO RONALDO ! CRISTIANO RONALDO !
Il a dévié le centre de Joao Mario pour égaliser. 2-2. Ça redevient vachement intéressant.
Père.– Là c’est cool, c’est un peu comme un match de hockey non ?
Fils.– Arrête de parler de hockey. Oh la la, oh la la ! Nooonnn…
Commentateur.– Buuuuuuuutttttttt !!! Dzsudzsak a pris le rebond de son coup franc pour déjouer Rui Patricio. 3-2 pour la Hongrie.
Fils.– C’est complètement fou ! C’est le match où il y a eu le plus de buts depuis le début de l’Euro.
Un tir manqué vers les cages hongroises.
Fils.– Il aurait dû laisser le ballon à Ronaldo.
Le streaming se remet à saccader. Plus le match avance, plus il y a de gens connectés. Le débit baisse. On essaye un nouveau lien. On retombe sur RTS Deux. On va devoir endurer les saccades. Quand Gomez sort remplacé par Quaresma, mon fils est très content.
Fils.– Avec Quaresma, ça va être chaud. Ça part vraiment de la défense à l’attaque. Y’a pas de jeu au milieu.
Père.– Oui, c’est ça qui est bien. C’est un peu comme au hockey…
L’ambiance est excellente. Le commentateur n’a pas le temps de redire que c’est un match incroyable que RONALDO marque d’une tête !
Fils.– CRISTIANO RONALDO ! CRISTIANO RONALDO ! CRISTIANO RONALDO ! Alors ? Tu vois ? Est-ce que c’est pas le meilleur joueur du monde ? 3 partout, c’est dingue !
Commentateur.– Un match qui est en train de devenir complètement fou !
Fils.– C’est un poteau, c’est pas un arrêt de Patricio. Putain, c’est chiant ce streaming qui bogue !
On retente une nouvelle connexion. On reste en français sauf qu’on est maintenant sur le direct de beIN Sports.
Fils.– J’en peux plus de cette qualité vidéo de m… Ooooooohhhhhh ! la reprise de Ronaldo !
Plus que 14 minutes à jouer. Possession : 60% pour le Portugal. Frappe de Quaresma. Danilo remplace Nani à la 81ème. Les changements se multiplient.
Fils.– Ça fait longtemps qu’il n’y a pas eu de but.
Encore un coup franc de Ronaldo.
Fils.– Il va le rater.
Il le rate, trois minutes de temps additionnel. Score final : 3-3.
Commentateur.– C’est un match qui lance un Euro plus offensif.
Père.– C’est presqu’un score de hockey.
Fils.– On mange quoi ce soir ?
C’était une belle rencontre. Simplement, à la fin, quand l’écran s’éteint, je pense aux milliards dilapidés pour ça, à la prolongation de l’état d’urgence, aux médias qui ne parlent plus des manifestations contre la loi Travail. À la fin, quand l’écran s’éteint, je pense au 1984 de George Orwell et à cet extrait à propos des prolétaires :
“Le travail physique épuisant, le souci de la maison et des enfants, les querelles mesquines entre voisins, les films, le football, la bière et, surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits. Les garder sous contrôle n’était pas difficile.”
Éric Plamondon
Né au Québec, installé à Bordeaux depuis 1996, lecteur de Brautigan et de Melville, Éric Plamondon est l’auteur de Ristigouche et de la trilogie 1984 composée de Hongrie-Hollywood Express, Mayonnaise et Pomme S.
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