“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
En cette dernière journée de la saison, une question demeure : pourquoi une telle popularité du football ? A cause de son accessibilité, sans doute : pour le spectateur, des règles peu nombreuses et faciles à comprendre ; pour le joueur, des matchs faciles à organiser, sans panier ni raquette ni filet ni aucun autre accessoire qu’un ballon, ou ce qui en tient lieu, sur n’importe quelle surface. Mais aussi et surtout parce que le supporteur s’y reconnaît mieux que dans n’importe quel autre sport. Assurément, le football est le sport le plus humain. Trop humain…
Le football est un miroir, et pas seulement parce qu’il réfléchit la société où il se joue. Le supporteur y contemple son propre portrait. Le spectateur se regarde lui-même. Pas comme Méduse qui se pétrifie elle-même à la vue de son reflet dans le bouclier que lui tend Persée : ce que le supporteur voit dans le miroir ne l’horrifie pas. Au contraire, c’est Narcisse tombé amoureux de son propre visage à la surface de l’eau. Car ce que le spectateur voit sur le terrain, ce ne sont ni des géants, ni des titans, ni aucun prodige de puissance ou de sagesse : ce sont des hommes, comme lui, avec ses mêmes défauts, dont ils se servent pour accéder à la gloire.
Tout est là : le football ne demande pas de qualités exceptionnelles, et même, il réalise le miracle de transformer les défauts en qualités. Ses héros n’ont ni la ruse d’Ulysse, ni l’invulnérabilité d’Achille (quoiqu’ils en ont parfois le pied léger), ni la taille d’Ajax, ni la force d’Hercule mais, à force d’obstination, d’astuce et souvent de chance, ils parviennent à dérober le feu aux Dieux.
En football, les génies sont rares mais le travail paie. C’est un sport de besogneux, d’artisans plus que d’artistes, et le supporteur qui n’est pas plus paresseux qu’un autre, se dit : pourquoi pas moi ? Après tout, il n’est pas moins râleur que Marco Verratti, pas moins vaniteux qu’Edinson Cavani, pas moins comédien que Mathieu Valbuena, pas moins truqueur que Thiago Motta, pas moins agressif que Yannick Cahuzac, pas moins nonchalant que Hatem Ben Arfa, pas moins provocateur que Mario Ballotelli, qui ont tous fait de leur défaut une force. Les divinités du football ne trônent pas sur un Olympe inaccessible, elles ne sont pas faites d’une autre substance que les êtres humains. Au contraire, elles souffrent des mêmes passions qu’eux. Les footballeurs sont comme Aphrodite, Athéna et Héra, prêtent à toutes les promesses pour que Pâris les désigne la plus belle. Le supporteur, c’est Pâris le berger. Il a dans sa main la pomme de la discorde, qui décidera de qui accède à la gloire et de qui tombe dans l’oubli. Il voit les joueurs ne reculer devant rien pour conquérir ses faveurs : ils trichent, ils mentent à l’arbitre, ils donnent des coups en cachette, ils sont prêts à tout pour gagner. Comme lui pour réaliser ses rêves. C’est une question d’espoirs. Ils sont faits de la même chair : humains, trop humains.
Tous ont entendu parler du fair-play, cette légende urbaine. Les plus anciens colportent l’histoire d’un joueur qui, dans des temps reculés, aurait avoué avoir touché le ballon de la main avant de marquer, et d’un autre qui aurait admis qu’il n’y avait pas pénalty sur lui. Des mythes, qui ne peuvent avoir qu’une portée symbolique. Le supporteur de football voit le respect des rugbymans pour l’arbitre, la tenue décente des tennismans, leur langage châtié, leurs supporteurs silencieux, il les voit avertis à la moindre démonstration d’humeur, il voit les basketteurs annoncer leurs fautes et les judokas se saluer. Il se sent comme un mortel contemplant les Dieux dans l’Olympe, admis par erreur dans le Saint des Saints, semblable à Tirésias rendu aveugle pour avoir contemplé la beauté nue d’Athéna au bain : médusé par le spectacle étrange de la vertu.
S’il faut être un tel saint pour gagner son Paradis, le supporteur de football se dit que tout espoir est perdu. Lui pensait se contenter d’un petit Purgatoire sans prétention, à la mesure de ses défauts, de son humanité. Parce que le football est un sport d’homme plutôt que de surhomme. Pas “un sport d’hommes, de vrais”, comme on dit au rugby ; un sport à la mesure de l’homme, tout simplement. Alors, le supporteur de football se tourne vers ses Divinités à lui, ses Dieux pleins de tares, tellement proches qu’ils n’hésitent pas à se jeter dans la foule de leurs fidèles après un but, qu’ils pleurent, qu’ils rient et jouent comme des enfants le feraient, sans peur de leurs émotions. Et les Dieux se roulent sur la pelouse en simulant, insultent l’arbitre, contestent l’évidence, s’invectivent, se bousculent, jettent leur maillot et donnent des coups de pieds dans des bouteilles lorsqu’ils sont remplacés, refusent de serrer la main de leur entraîneur, de l’arbitre, de leurs adversaires. Bref, donnent libre cours à leur frustration, leur déception, leurs peurs, leur agressivité, leur colère, toutes leurs émotions.
Ils donnent libre cours à leur humanité pour rédimer le supporteur de ses péchés.
Juste pour lui redonner confiance, pour qu’il ne se sente pas trop médiocre ni trop seul, avec ses désirs et ses passions, ses imperfections et toute son humanité. Et dans tous le stades du monde, chaque samedi, des commentateurs de hurler dans les hauts-parleurs : “ecce homo”.
Sébastien Rutés
Footbologies
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