“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.
Ses détracteurs comparent souvent le football à une religion. Le terme est péjoratif pour les athées, les croyants moquent une telle prétention, et pourtant certains supporteurs revendiquent la métaphore. Le ballon leur est une divinité aux rebonds impénétrables et le stade une cathédrale où ils communient en reprenant en chœur des alléluias profanes. Selon une enquête réalisée en 2014 aux États-Unis, les amateurs de sport sont plus croyants que le reste de la population (33% contre 21%). Qui voudrait établir la généalogie de ce rapport remonterait aux jeux antiques célébrés en l’honneur des Dieux –ceux d’Olympie dédiés par Hercule à son père Zeus ou ceux de Delphes qui commémoraient la victoire d’Apollon sur le serpent–, aux joueurs de balle que les prêtres sacrifiaient au sommet des pyramides en Mésoamérique ou à la « religio athletae » de Pierre de Coubertin. Les liens sont nombreux, étudiés par les sociologues : superstition (selon la même enquête, 20% des fans accomplissent un rituel avant un match et 25% croient que leur équipe a déjà été victime d’une malédiction), déification des sportifs, sens du sacré, communautarisme, pratique de la foi…
Mais surtout, football et religion ont en commun de dépeindre un monde manichéen. Pour le supporteur, les alternatives sont simples. On est Madrid ou Barcelone, Ronaldo ou Messi. Le reste vient ensuite. Le fan du Barça supportera Manchester City parce que Pep Guardiola en est l’entraîneur, tous les clubs que dirigera José Mourinho seront honnis, on supportera l’Argentine de Lionel Messi contre l’importe quel autre pays que le sien, et l’Atlético Madrid parce que l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Par une sorte d’impératif catégorique moral, le supporteur sait toujours comment se positionner dans n’importe quel match du globe, et il ne s’agit pas seulement de football : toute une grille de lecture du monde découle de ce simple choix. Paris ou Marseille, la Roma ou la Lazio, le Celtic ou les Rangers, ces dichotomies peignent un monde en noir et blanc. Le bien et le mal s’affrontent et le supporteur n’a aucun mal à les reconnaître car ils portent des maillots différents.
Le jeu et la religion le veulent, qui n’offrent guère d’alternatives : le paradis de la victoire ou l’enfer de la défaite, et le match nul, ce purgatoire qui remet à plus tard le jugement des âmes. Le monde se divise en deux moitiés de terrain. Rien n’existe autour : si le ballon sort des limites, le jeu s’arrête ; un joueur fautif en est expulsé, il n’existe plus. On marque à droite ou à gauche, aucune autre alternative. Une seule et unique façon de gagner : marquer. Le ballon a-t-il franchi la ligne de but ? C’est oui ou c’est non. Le football modélise la fondamentale dualité du monde en une marelle où le rond central sépare les deux surfaces de réparation de la Terre et du Paradis, une échelle de Jacob tracée à la chaux.
Or, le supporteur voudrait qu’il en soit toujours ainsi, que tous les choix soient simples et les alternatives claires. Pelé ou Maradona ? Kopa ou Di Stefano ? Boca ou River ? Un monde où deux kops se font face, les gentils dans une tribune et les méchants dans l’autre, avec chacun sa couleur. La réalité construite par le football est rassurante, elle exclut le doute. Pas question de libre-arbitre, le supporteur obéit à un dogme, avec ses commandements et ses anathèmes, ses vertus et ses péchés capitaux, ses saints et ses démons. Le haut-parleur à la main, les prêcheurs torse nu vocifèrent leur doctrine dans les virages, et les fidèles debout répètent en chœur les prières. Amen !
Malheureusement, la réalité n’est pas si simple. Trop souvent, l’Ange et le Démon jouent dans la même équipe. Les supporteurs ne reconnaissent plus les maillots aux couleurs délavées. Les choix deviennent compliqués, douloureux. Le supporteur pavlovien ne peut plus se fier à ses réflexes conditionnés. Il doit faire des choix. Dimanche, les Monégasques ont-ils supporté Nice contre le Paris Saint-Germain ? Ont-il laissé de côté les rivalités du derby de la côte d’Azur parce qu’il en allait du titre de champion de France que Paris s’incline ? Et les Marseillais, ont-ils aussi poussé derrière l’ennemi niçois ? Qu’est-ce qui prime : le derby de la Provence ou le clasico ? Voilà qui ressemble plus à la réalité. Il y a des sacrifices à faire, il faut peser le pour et le contre. Aucun arbitre pour rappeler les lois du jeu ni prendre les décisions pour tout le monde. Le mal n’a pas la forme du serpent Python ou de l’hydre de Lerne, aucun héros grec n’incarne le bien. Le supporteur ne peut plus compter que sur lui-même, pas de kop autour de lui, pas de chant, de consignes sur des banderoles, pas de tifo pour lui dire quoi faire. Alors, tout seul avec sa conscience dans l’isoloir, les trois bulletins de la victoire, la défaite et le match nul en main, à l’heure où il devrait se trouver au stade ou devant sa télé, sans doute le supporteur regrettera-t-il dimanche ce monde tout simple où le bien affronte le mal pour un ballon de part et d’autre d’une ligne médiane, où rien de ce qu’il pourra dire dans sa tribune n’affectera ce qui se passe sur le terrain, et où tout recommencera la saison suivante comme si de rien n’était…
Sébastien Rutés
Footbologies
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