Des ordonnances littéraires destinées à des patients choisis en toute liberté et qui n’ont en commun que le fait de n’avoir rien demandé.
Robert Ménard, ancien anarchiste, ancien trotskyste, ancien socialiste, ancien président de Reporters Sans Frontières, actuellement maire apparenté FN de la ville de Béziers, ne sait plus où donner de la tête. Il s’attaque à tout ce qui bouge ou ne bouge pas, il s’en fout, Robert, il tire et on parle de lui, et c’est bien là l’essentiel.
Les musulmans, pour commencer, l’agacent énormément, alors, quand certains d’entre eux décident de protéger la messe de Noël d’une église de sa ville, il s’offusque : “Depuis quand les pyromanes protègent des incendies ?” (1). Quant aux kebabs, ils ne sont pas dans “notre culture” ou “dans notre tradition judéo-chrétienne” alors, “trop de kebabs, c’est trop” (2). Et puis figurez-vous que les écoles sont pleines d’enfants portant des prénoms “d’origine musulmane”, qu’il est bien naturel, n’est-ce pas, de vouloir ficher (3). D’ailleurs, d’une façon générale, les jeunes, mieux vaut s’en méfier : un couvre-feu est imposé à Béziers aux moins de 13 ans depuis juillet 2014. Les Biterrois doivent apprendre à se tenir. C’est pourquoi, sans doute, un arrêté municipal (4) leur interdit de battre leurs tapis par les fenêtres après 10 heures du matin ou d’y étendre du linge (question : le drapeau tricolore, c’est “du linge”, ou pas ?). Et l’édile continue son ménage, débaptise la “Rue du 19 mars 1962” qui devient “Rue du Commandant Hélie de Saint Marc”, officier associé à la torture en Algérie et au putsch des généraux en 1961 (5). C’est tout de même plus joli. Quoi qu’il en soit, Robert Ménard, à l’heure où je rédige cette chronique, a entrepris un nouveau combat : les crottes de chien. Monsieur le Maire a pour projet, en effet, de ficher l’ADN des chiens de sa ville : toute déjection malencontreusement abandonnée sur le trottoir pourra ainsi être ramassée et analysée grâce à des techniques de pointe, le chieur aussi sec identifié, le maître verbalisé, et le tout devrait coûter dans les 50 000 euros à la ville.
Toutes ces mesures ne sont, bien entendu, que des “initiatives de bon sens”. “Je n’ai absolument pas d’approche idéologique” précise également l’élu, qui, modestement, précise : “Je suis souvent aux avant-gardes”.
Il y a chez Robert Ménard cet art de l’amalgame subtil et frais, une sorte de marque de fabrique que l’on retrouve, naturellement, dans le journal municipal (Le Journal de Béziers, aux photos trashes et titres provocateurs, “au service de la ville et de sa politique”) ainsi que sur le site de la mairie biterroise (6). Robert Ménard, par exemple, y rend hommage aux victimes des attentats du 7 janvier 2015. Son discours, centré sur la figure de l’”ennemi” est en ligne (7), on y lit notamment : “Nous incarnons aux yeux de cet ennemi une Europe décadente, une Europe faible, une Europe qu’il pense pouvoir conquérir à la fois par la terreur, mais aussi par une lente infiltration dans nos quartiers, dans nos villes, maintenant dans nos villages. Partout où la France recule.” Les derniers mots de l’élu – “c’est le combat, pour notre France, qui nous appelle” –, y sont suivis d’un espace, puis, juste en-dessous, il y a ces mots : “Article suivant : Sacs pour les déjections canines” (8). La France, le combat, l’ennemi, les déjections canines : vous voyez, l’art maîtrisé de l’amalgame, et le projet a du corps, de la cohérence, en un mot, de l’allure !
Dans la Petite anthologie du dessin politique. 1995-2015 qui vient d’être publiée aux éditions de La Martinière, en hommage au dessinateur Honoré assassiné avec ses collègues de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, une page est consacrée à l’ancien reporter sans frontières et à sa femme, celle qui paraît-il l’a poussé sur le chemin de la droite dure et catholique. Le dessin date d’avril 2011, Ménard venait alors de sortir un livre intitulé Vive Le Pen. L’année suivante, ce serait Vive l’Algérie française (quand on tient une formule… Les esprits audacieux pourront imaginer les titres à venir). Sur le dessin d’Honoré, le couple Ménard est très gai ; elle lui dit, tout sourires : “Toi, t’es vraiment un reporter sans frontières idéologiques !”.
Dans le recueil, les puissants de ce monde se bousculent, épinglés en noir et blanc le plus souvent par le trait précis et épuré d’Honoré, dessins agrémentés de rares touches de couleur, du rouge le plus souvent : tâches de sang sur les mains du couple Pinochet, tapis rouge qui engloutit une Bernadette Chirac recevant Elisabeth II, drapeau américain tenu par un membre du Ku Klux Klan… Au fil des pages, les puissants parlent, Honoré leur répond. Le Pen (juillet 2011) : “Politiquement, à quelques nuances près, Marine a les mêmes opinions que moi” ; Honoré : “Les bergers allemands ne font pas des chats.” Hollande (février 2012, sur le site d’Arcelor Mittal) : “Je viens prendre des engagements avec la responsabilité nécessaire” ; Honoré : “Mon adversaire, c’est la mémoire” ….
Des dessins qui parlent du monde tel qu’il va ou ne va pas, qui éclairent d’une drôle de lumière ces personnages qui font l’actualité, leurs absurdités ou leurs feintes. Feuilleter l’ouvrage, s’arrêter sur les visages familiers et parfois récurrents, sur les petites phrases manuscrites qui les accompagnent, les traits épais, les à-plats noirs, ces figures ciselées comme d’élégantes gravures, permet à tout un chacun de regarder ensuite la réalité autrement. “Un bon dessin vaut mieux qu’un long discours”, proclame la quatrième de couverture : alors chers Biterrois, vous qui êtes abonnés d’office au Journal de Béziers (9), suivez le conseil, laissez tomber les discours malodorants et les photos racoleuses, prenez le temps de savourer de vrais dessins politiques – finesse de l’humour, intelligence de l’analyse – ceux d’Honoré par exemple.
Nathalie Peyrebonne
Ordonnances littéraires
(1) Décembre 2015.
(2) Octobre 2015.
(3) Mai 2015 : “Pardon de vous dire que le maire a les noms, classe par classe, des enfants. Je sais que je n’ai pas le droit mais on le fait. Pardon de le dire, les prénoms disent les confessions. Dire l’inverse, c’est nier une évidence.”
(4) Avril 2014.
(5) Mai 2015.
(6) Si vous allez faire un tour sur le site, ne ratez pas l’onglet “Voisins vigilants” (dans la rubrique “Votre mairie”).
(7) http://www.ville-beziers.fr/votre-mairie/actualites/charlie-hebdo-hommages-de-robert-menard
(8) Tel qu’il apparaît à la date du 5 mai 2016.
(9) Le site de la mairie précise : “Le Journal de Béziers (JDB) est distribué chaque 15 jours dans les boites aux lettres des Biterrois.” [Remarquons que la mairie de Béziers, toujours à l’avant-garde, applique déjà la réforme de l’orthographe : le mot “boite” a ainsi été débarrassé de son accent, ce qui tout de même peut étonner vu le peu d’enthousiasme que cette réforme semble susciter chez l’ancien Reporter Sans Frontières : “Ils changent la population, ils changent notre histoire, et maintenant ils changent notre langue.”]
Honoré, Petite anthologie du dessin politique (1995-2015), Éditions de La Martinière, 2016
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