Insultologie Appliquée. La Terre se réchauffe, les esprits s’échauffent, les chefs d’État s’injurient : l’insulte est l’avenir d’un monde en décomposition. Chaque semaine, la preuve par l’exemple.
Le New York Times entretient sur son site Web la liste des gens, organisations et entreprises que l’actuel président des États-Unis, un certain Donald Trump, a insultés via des tweets depuis son entrée en campagne en 2016. Leur nombre approche les six cents, et encore cette recension n’est-elle pas exhaustive : nulle mention d’Emmanuel Macron qualifié cet été de « stupide » en réaction à la taxe sur les Gafa imposée par la France, ou du maire de Londres Sadik Khan gratifié en juin d’un stone cold loser (perdant total) pour l’ensemble de son œuvre.
Rien d’exceptionnel à première vue : dans son pays, Trump jette volontiers des wacko (dingue) et des faker (faussaire) à la tête de ses adversaires et des journalistes insuffisamment complaisants, et puis il est vrai qu’en politique l’insulte n’est pas précisément une nouveauté.
Drôle et feutrée
Ce qui est neuf, par contre, c’est son usage croissant (pour ne pas dire sa banalisation) jusqu’au sommet de l’État, sa distribution tous azimuts et sa rudesse inédite. Révolue est l’époque où les grands de ce monde avaient la vacherie drôle et feutrée : Winston Churchill disant de Clement Attlee, Premier ministre du Royaume-Uni après-guerre : « Un homme modeste, et qui a toutes les raisons de l’être » ; Lyndon Johnson, 36e président américain, évoquant Gerald Ford, un de ses successeurs à la Maison Blanche, avec ces mots : « C’est un bon gars, mais il a trop joué au football sans casque » ; Mitterrand, naguère, sur Valéry Giscard d’Estaing : « Je le verrais assez bien baron du Chômage, marquis des Inégalités, comte de la Hausse des prix, duc de la Technocratie, prince de l’Électoralisme et roi de l’Anesthésie. » Ou encore Ken Livingstone, alors chef du Labour : « J’ai rencontré des tueurs en série et des assassins, mais personne ne m’a jamais fait aussi peur que Margaret Thatcher ».
Les choses se gâtent
Les choses ont commencé à se gâter dans les années 90 avec Berlusconi, Sarkozy et consort, lesquels ont substitué à la goguenardise élégante une franche crudité. Cela ne s’est pas amélioré depuis : aujourd’hui, petit con, salope et trou du cul viennent plus naturellement en bouche que roi de l’Anesthésie, sans d’ailleurs que l’on ne s’en émeuve outre mesure. Ainsi le président philippin Rodrigo Duterte a-t-il pu traiter Barack Obama de fils de pute et Berlusconi affubler Angela Merkel du doux surnom de gros cul imbaisable. Y a-t-il lieu de s’en alarmer ? Non, si l’on estime que trop d’injures finit par tuer l’injure – Lenny Bruce, figure regrettée du stand up américain, en avait fait une brillante démonstration en balançant un soir des nigger et des kike (youpin) à son public, jusqu’à ce que ces mots n’aient plus aucun sens. Mais oui, puisque la violence verbale peut être un prélude à la violence physique. Une chose est sûre : l’avalanche ordurière ne va pas s’arrêter là. Comme les chercheurs en sciences sociales l’ont montré, l’impolitesse et l’incivilité sont « aussi contagieuses qu’un rhume » – selon la formule de Trevor Foulk, de l’Université du Maryland – et l’on n’est plus très loin de l’épidémie.
Portrait chinois
La contamination a fini par atteindre l’un des plus prestigieux organes de presse américains. Le Baltimore Sun, quotidien né en 1837 et lauréat de quinze prix Pulitzer, est réputé pour ses enquêtes précises et son ton mesuré. Aussi a-t-on pu être surpris d’y voir surgir, en juillet dernier, un éditorial cinglant qui, sous le titre « Mieux vaut avoir quelques rats qu’en être un », donnait à lire ce portrait chinois : « Nous souhaitons dire à l’homme le plus malhonnête qui ait jamais occupé le bureau ovale, à celui qui se moque des anciens combattants, à celui qui attrape fièrement les parties intimes des femmes, à l’homme d’affaires aux faillites en série, à l’idiot utile de Vladimir Poutine et au type qui a dit qu’il y avait des bons gars parmi les néonazis qu’il ne trompe pas les Américains sur sa bien maigre compétence à occuper ce poste ».
C’est évidemment de Donald Trump qu’il s’agissait, et cet éditorial du Baltimore Sun était une manière de réponse à un tweet du président ainsi formulé : « Aucun être humain ne voudrait vivre dans cette ville dégoûtante et infestée de rats » – une attaque latérale de Trump sur la ville du Maryland dans le cadre d’une sortie assez musclée contre un élu noir, Elijah Cummings, élu démocrate de cet État à la Chambre des représentants.
Le ton monte
À l’insulte il est tentant de répondre par l’insulte, ce dont on se prive de moins en moins. David Simon, le créateur de la série The Wire, a été plus direct que le Baltimore Sun, où il fut lui-même journaliste, en traitant Trump d’ »imposture » et « raté égocentrique et vide ». Le ton ne cesse de monter, alors que dans le même temps, le politiquement correct tente d’imposer un usage de plus en plus précautionneux des mots. On peut voir là un paradoxe, mais en est-ce vraiment un ? La montée du populisme et la communication sans filtre des réseaux sociaux libèrent une parole violente, tandis que la société civile cherche l’apaisement jusque dans les mots (cette dernière entreprise semble décidément vouée à l’échec).
Sans doute y a-t-il une relation de cause à effet, mais on ne sait plus trop dans quel sens.
Édouard Launet
Insultologie appliquée
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