Cela ne vous aura sans doute pas échappé, Noël s’en vient et les réjouissances du réveillon avec lui. À cette occasion, que diriez-vous de pimenter un peu le festin familial en proposant à vos convives un plat venu du Nord, presque du pays du Père Noël? Un plat du Groenland nommé kiviak, une spécialité culinaire inuit; un mets que l’on dit délicieux en se pinçant le nez comme pour certains fromages de chez nous. C’est, autrement dit, une pincée d’exotisme polaire au milieu de l’hiver pour mieux affronter les températures négatives, se remplir l’estomac et se réchauffer le cœur… Je vous livre la recette telle que je la tiens d’un vieux chasseur inuit souriant et à l’œil vif, un type un peu shaman sur les bords et édenté au milieu.
Inciser un phoque
Pour commencer, demandez à un chasseur de vous ramener un phoque, car il y a peu de chance que vous le soyez vous-même… chasseur, je veux dire. Quand vous aurez la bête entre les mains, pratiquez une large incision sur le ventre de l’animal, puis évidez par cet orifice tout ce que contient sa dépouille, en prenant bien garde de ne pas abîmer la peau. Cela peut prendre du temps et s’avérer un brin sanguinolent, je vous conseille par conséquent de prévoir une demi-journée si vous manquez d’expérience, et d’étaler préalablement sur le sol de votre cuisine un grand film plastique assez épais, et puis de vous munir de gros sacs poubelle pour les abats.
Le fourrer de mergules nains
Une fois cette opération achevée, vous enfournerez dans le corps évidé 500 mergules nains que vous aurez préalablement capturés et tués; vous pouvez bien sûr vous faire aider dans cette tâche, mais ne vous trompez pas de volatiles! Je précise que le mergule nain est un piaf minuscule au plumage noir et blanc, de la famille des Alcidés comme les pingouins, les macareux ou les guillemots. Si vous n’êtes pas familier avec l’ornithologie arctique, je ne saurais alors trop vous conseiller de regarder attentivement quelques photos de ces volatiles sur le web afin d’apprendre à les reconnaître. Comme ils vivent en vastes colonies, la tâche consistant à les attraper ne devrait pas poser tant de problèmes. Reste à trouver la colonie la plus proche de votre domicile…
Sachez ensuite que lorsque vous fourrerez le phoque crevé avec les mergules, ceux-ci doivent encore être intacts; estourbis certes, mais intacts. Entendez par là qu’il ne faut pas les déplumer, ni les éviscérer, ni leur ôter leur bec ou leurs pattes. Tout doit y passer. Et puis faites attention à bien entasser les 500 petites bestioles dans la grande, le contenu dans le contenant autrement dit. L’idée ici, c’est qu’il faut chasser l’air de l’outre autant que vous le pourrez au fur et à mesure que vous la remplissez. Quand les 500 mergules y sont passés, alors seulement vous pouvez recoudre l’ouverture pour l’obturer: une aiguille et du fil de cuisine seront alors vos indispensables outils.
Sceller le phoque
Dans l’étape suivante, il faut sceller hermétiquement la cicatrice avec de la graisse de phoque; celle que vous avez retirée du vôtre fera ici très bien l’affaire. Surtout n’utilisez pas celle que l’on trouve dans le commerce pour l’entretien des chaussures, car même si ce produit a conservé l’appellation “graisse de phoque”, cela fait belle lurette que cette dernière a été remplacée par des composants chimiques. Votre authentique graisse de phoque aura en outre l’avantage de repousser les mouches qui n’en supportent pas l’odeur. Allez savoir pourquoi, le rance, elles n’aiment pas ça. En passant, vous pouvez réutiliser cette astuce et badigeonner vos tables, ou vos fauteuils, de graisse de phoque cet été pour éloigner ces achalants insectes; ça changera des clous de girofle plantés dans un agrume.
Laisser faisander
Une fois toutes ces opérations effectuées, il ne vous reste plus qu’à placer votre phoque farci aux mergules dans un coin de votre remise, ou sur votre palier si vous vivez en appartement. Pour finir, vous placerez un gros rocher dessus afin d’empêcher la formation de poches d’air à l’intérieur de l’outre. Vous laisserez enfin passer sept mois, le temps que les oiseaux servant de garniture fermentent convenablement.
Lorsque la période de faisandage sera écoulée, vous aurez enfin gagné le droit de déguster cette spécialité culinaire inuit. Rappelez-vous, c’est un plat de fêtes, alors si Noël est passé – et normalement si vous suivez cette recette à la lettre, surtout le temps de repos de la garniture, il le sera – vous pourrez le servir à n’importe quelle célébration, communion ou bar-mitzvah. Habituellement, les Inuit le consomment à l’occasion d’anniversaires ou de mariages (qui ont traditionnellement lieu en hiver au Groenland), mais rien ne vous interdit d’épater votre famille en servant votre kiviak le soir de Noël ou le 14 Juillet…
Accompagnement
Ce plat se sert froid ou chaud. On le dépose sur la table, et à l’aide d’un grand couteau de cuisine on ouvre la carcasse pour en extirper à la louche les oiseaux fermentés ayant pris la consistance de petits pâtés gluants et malodorants que vos convives vont dé-vo-rer. Un régal! Le kiviak s’accompagne très bien de haricots verts ou d’épinards, même si ce ne sont pas des légumes adaptés au climat groenlandais. Mais si vous voulez vraiment pousser l’expérience ethnique jusqu’au bout, prenez plutôt des chips goût tomate-oignon. Enfin, n’oubliez pas de retirer le bec, les pattes, et les plumes des mergules, avant de les consommer, l’expérience ayant montré qu’ils sont assez peu digestes. Pensez également à arracher la tête du piaf avant d’aspirer d’un bon coup son contenu liquéfié, souvent gélifié même; les enfants en raffolent, surtout avec une paille.
Botulisme
Petite précaution à prendre tout de même. Assurez-vous de la qualité et de la provenance exacte des produits avec lesquels vous cuisinez. Il est très important de faire certifier la traçabilité de vos ingrédients. Sachez en effet qu’en 2013, plusieurs habitants de Siorapaluk, un petit village de 75 personnes dans l’extrême nord du Groenland, là où a d’ailleurs séjourné Jean Malaurie entre 1950-1951, amenant l’écriture de son chef-d’œuvre Les Derniers Rois de Thulé (Plon “Terre Humaine”, 1955), sont morts intoxiqués après avoir mangé un kiviak cuisiné à partir d’eiders plutôt qu’avec des mergules. L’eider ne fermentant pas aussi bien que le mergule – c’est bien connu –, au bout de six mois, le plat n’était pas comestible mais empoisonné. Celles et ceux ayant eu le malheur d’y goûter ont contracté le botulisme, cette maladie paralytique rare, mais mortelle, causée par une neurotoxine d’origine bactérienne qui se développe dans les produits alimentaires avariés.
Généralement, les symptômes du botulisme apparaissent 12 à 36 heures après l’ingestion fatale, parfois 6 heures de manière plus précoce, ou plus tardivement dans un délai pouvant attendre jusqu’à dix jours. Les premiers signes de la maladie prennent la forme de vomissements, de diarrhée. Puis avec l’intensification de l’action de la bactérie, la Clostridium botulinum, la vision du malade se dédouble, puis se brouille totalement. Les paupières tombent, l’élocution devient difficile puis impossible, comme lors des excès de consommation de schnaps, lequel est également fort apprécié au Groenland et peut induire en erreur les médecins appelés au chevet du malade. Puis les premières difficultés à avaler apparaissent avec une sécheresse buccale qui finit par s’installer. Arrivé à ce stade, le malade ressent une grande faiblesse musculaire qui cède peu à peu la place à une paralysie flasque, symétrique et descendante qui va gagner progressivement l’ensemble du corps. Enfin, dans un dernier stade de la maladie, le condamné va ressentir des empêchements à respirer. Pour lui, il est trop tard, il mourra rapidement d’asphyxie.
Selon la légende, le grand explorateur et anthropologue dano-inuit Knud Rasmussen (1879-1933), surnommé “le père de l’esquimaulogie” est lui-même décédé, en décembre 1933, d’une intoxication au kiviak empoisonné.
Je vous souhaite donc un très bon appétit! Et, bien sûr, un joyeux Noël!
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