Les photographies de forêt amazonienne de Sebastião Salgado sont sublimes et c’est un problème. C’est du moins le sentiment que l’on peut avoir lorsqu’on les découvre dans la scénographie de Lélia Wanick Salgado, commissaire de l’exposition « Amazônia » (mai-octobre 2021) à la Philharmonie de Paris. Sujet de prédilection du célèbre photographe brésilien, l’Amazonie est ici également sonore : une musique ambiante conçue spécialement pour l’exposition par Jean Michel Jarre, une salle où l’on peut écouter l’ensemble de jazz fusion Pau Brasil accompagner un diaporama de portraits d’hommes et de femmes autochtones, et une autre salle où la projection de vues panoramiques de la forêt semblent vibrer au son du poème symphonique Erosão d’Heitor Villa-Lobos, s’offrant au visiteur comme un véritable spectacle mystique, religieux ou magique. « Amazônia » a bien été conçue par rapport au lieu qui l’accueille, le Musée de la musique – Philharmonie.
Le texte curatorial annonce que cette exposition vise à « créer un environnement dans lequel le visiteur se sente à l’intérieur de la forêt, en immersion dans son exubérante végétation et dans la vie quotidienne des populations locales » et qu’il s’agit de montrer « une Amazonie encore méconnue qui ne cesse de nous étonner ». Pour cela, d’immenses tirages de photographies de la nature amazonienne dans son état le mieux conservé, suspendus pour certains au plafond, fonctionnent comme autant d’arbres, de méandres, à contourner. La bande-son de Jarre qui compose, selon la commissaire, avec les « bruissements des arbres, cris des animaux, chants des oiseaux et fracas des eaux » (il est symptomatique qu’elle oublie de mentionner l’utilisation de chants chamaniques pourtant très présents), contribue également à cette « immersion ».
On peut en effet plonger dans les paysages de Salgado, le N&B très contrasté et l’usage quasiment pictural d’ombres et de lumières, caractéristiques de sa pratique photographique, génèrent une continuité entre les clichés et une sensation d’immensité. L’absence de vitre met en valeur une impression sur papier mat, où l’on peut s’approcher au plus près de la photographie, se perdre dans le détail d’un camaïeu de gris où l’on en oublierait les bords de fleuve ou les profils palmés des arbres pour nous amener quasiment à une abstraction.
La variété du bassin amazonien brésilien est là, qu’il soit vu du ciel ou depuis les rivages, au milieu de la luxuriance tropicale. On y voit parfois un héron ou des aras et toujours de l’eau, sous forme de pluie, fleuve, cascade ou nuages appelés poétiquement « rivières aériennes ». La plupart de ces photographies ont été prises dans des réserves naturelles ou des territoires indigènes. Cette information permet de comprendre qu’il s’agit ainsi d’espaces protégés, ce qui expliquerait l’absence d’images d’une Amazonie transformée par la déforestation, l’orpaillage, les activités agricoles, l’urbanisation etc… Mais il s’agit là d’une déduction à laquelle seul un visiteur avisé peut arriver et le parti pris de Salgado de montrer une forêt parfaite et donc, photogénique, aurait pu être plus explicite, d’autant plus que le titre de l’exposition est bien un toponyme générique qui pourrait englober toutes ces réalités.
On retrouve un parti pris similaire quant à la présence humaine des photographies de Salgado. Seules des communautés indigènes vivant loin des milieux urbains, dans des zones non déboisées sont représentées. Les populations métisses ou migrantes autochtones des villes amazoniennes sont absentes de cette exposition où pourtant plusieurs des textes dénoncent tout type de ravages sur la nature liés à l’activité humaine.
L’histoire de la photographie des sujets autochtones est une histoire marquée par le colonialisme, par une représentation orchestrée par les détenteurs de la technologie de prise de vue, par une utilisation de portraits de ces hommes et femmes dans un but de construction d’un récit de la « sauvagerie » qui justifie une soi-disant action civilisatrice européenne, ou se revendiquant de cet héritage-là. Salgado évite de nombreux écueils qui ont longtemps caractérisé la photographie de peuples indigènes : nommer les personnes dont il tire le portrait pour éviter une essentialisation ethnographique, montrer la diversité des manifestations culturelles et non une fausse équivalence entre tous les peuples amazoniens qui seraient un seul « Autre », afficher l’utilisation d’outils et d’habits considérés comme non traditionnels, donner la parole à différents leaders indigènes dans des entretiens filmés….
Mais la scénographie pose problème. Les photographies de femmes et hommes indigènes ne font pas partie du même parcours esthético-émotionnel que le reste de l’exposition. Elles sont séparées des images de nature et accrochées dans des structures circulaires à part, censées reproduire selon la commissaire les « ocas – habitations indiennes – pour évoquer des îlots de vie humaine ». Alors même que les textes parlent d’une harmonie et interaction entre nature et autochtones, le dispositif des ocas les limite. Même si on voit bien des scènes de chasse, de pêche ou de baignade dans les fleuves, on découvre aussi des portraits de groupes pris de façon extrêmement posée sur un drap de fond.
Salgado explique les dessous de ce procédé dans un texte et montre même par une photo ce qu’il appelle son « studio ».
La valeur documentaire de l’œuvre de Salgado ayant fait l’objet de nombreuses controverses au cours de sa carrière, il y a sans doute une anticipation à la critique dans ce geste qui joue la carte de la transparence de la prise d’image.
Les portraits sont traités et exposés de façon à créer une rupture dans le parcours du spectateur par rapport à celles de la forêt.
Plus petites, accrochées et non suspendues, entourées d’une épaisse marquise blanche et cachées par les reflets de la vitre qui les protège, ces photographies d’hommes et de femmes autochtones n’ont pas bénéficié du choix curatorial du spectaculaire, réservé aux éléments naturels. Qu’est-ce que cette scénographie nous dit ? Que la nature est plus belle quand elle est vide de présence humaine ? Que les portraits de ces hommes et femmes ne supporteraient pas un agrandissement et le type d’impression mate qui sublime nuages et palmiers ?
Cette séparation nous interpelle d’autant plus que lors de l’exposition « La lutte des Yanomami » à la fondation Cartier (2020) de la non moins célèbre Claudia Andujar, les tirages de paysages amazoniens et des Yanomami bénéficiaient d’un même traitement esthétique, avec d’ailleurs une utilisation similaire de la suspension.
La parole des leaders indigènes dans les entretiens filmés, qui dénoncent presque tous le continuum colonial entre l’arrivée des premiers portugais au XVIe et la politique de Jair Bolsonaro, est beaucoup plus radicale que les textes explicatifs sur les murs.
Ces films qui ne seront vus que par les visiteurs les plus patients et qui ne font nullement écho au contenu photographique, semblent encore une fois être là pour éviter la critique de manque d’engagement politique dont Salgado a déjà fait les frais. D’autant plus que ces voix sont en réalité en grande mesure recouvertes par la bande-son de Jarre pour n’être entendues qu’à travers les sous-titres.
Si cette composition est un des points forts de l’exposition, aucun réel dialogue n’est établi avec les productions musicales des peuples amazoniens. Pourtant, Salgado photographie des scènes de fêtes et de rituels, et déclare même dans le teaser de l’exposition : « je ne peux photographier qu’en chantant et étonnamment pour moi les indiens chantent beaucoup ».
Seul le « journal sonore de l’exposition » distribué en début de parcours offre des informations sur les chants rituels provenant de l’archive sonore du Musée ethnographique de Genève et utilisés par Jarre. Ainsi, si le visiteur attentif a la possibilité de réellement comprendre la complexité de ce que le terme « Amazônia » désigne, celui qui se laissera porter par la magnificence – incontestable – des photographies de Sebastião Salgado et de la composition de Jean Michel Jarre, comme l’incite à le faire la scénographie, passera à côté d’une production musicale qui est également autochtone. Pour une exposition se tenant au Musée de la musique, il s’agit là d’une occasion manquée de mise en valeur d’instruments, de chants, de rythmes et mélodies originaires d’Amazonie.
Sebastião Salgado, « Amazônia », du 20 mai au 31 octobre 2021 à la Philharmonie de Paris, 221 avenue Jean-Jaurès, 75019.
Entrée 12 €.
Commissaire et scénographe : Lélia Wanick-Salgado.
Création musicale : Jean-Michel Jarre.
Exposition en collaboration avec le Musée d’Ethnographie de Genève
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