Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…
Séjournant à Venise comme tant de musiciens du début du XVIIIe siècle, le jeune Irlandais Thomas Roseingrave (la rose dans la tombe…) est invité à montrer ses talents de claveciniste devant un parterre choisi. Il s’en tire plutôt bien mais n’a pas le loisir de se monter du col. Un jeune homme “à l’air grave, vêtu de noir et portant une perruque noire” lui succède, et joue avec une telle virtuosité que, rapporte-t-il, “mille diables semblaient s’être emparés de l’instrument”. L’original est plus savoureux encore : “ten hundred d…ls”, puisque le mot diable (devil) ne pouvait être imprimé. Pour Roseingrave, c’est une révélation. Subjugué par le talent de Domenico, il ne touche plus le moindre clavecin pendant un mois, et suit dévotement son héros à Naples et à Rome.
De retour à Londres, “Rosy” fait partager son enthousiasme à plusieurs grands musiciens anglais, comme Joseph Kelway et John Worgan, et plus tard à un grand amateur, Lord Fitzwilliam. Pour les membres de cette “secte Scarlatti”, comme les baptisa le musicologue de l’époque Thomas Burney, “les sonates étaient non seulement, par leur difficulté technique, un passage obligé pour les jeunes virtuoses, mais aussi sujets d’émerveillement et de délice chez tout auditeur […] capable de percevoir les effets nouveaux et inouïs produits par le rejet délibéré de presque toutes les anciennes règles établies de la composition.” Il s’agissait bien de l’avant-garde musicale de l’époque.
Resté en contact avec Scarlatti, Rosy fait jouer un de ses opéras à Londres en 1720, et publie par la suite une petite série de sonates “archaïques” en 1739, puis un autre recueil en 1742. Le très habile Charles Avison y pioche largement pour tisser sur les sonates de Scarlatti des concerto grosso pour orchestre qui ont un grand succès, et contribuent fortement à imposer la furia scarlattienne dans l’esprit anglais. Il inaugure ainsi une longue série de triturages : les sonates seront abondamment “transcrites” et détournées…
C’est donc en Angleterre que s’affirme d’abord la rébellion scarlattienne. En Autriche et en France couvent quelques étincelles éparses : Diderot note dans sa correspondance, en 1760, qu’une jeune fille “essayait au clavecin une pièce de Scarlatti”, mais il s’intéresse davantage à la claveciniste qu’à la musique. À cette époque, le flambeau scarlattien, tenu par le divin Farinelli, brûle près de Bologne, dans la villa où le vieillard désormais chevrotant montre aux visiteurs les instruments et les partitions des sonates dont Maria Barbara lui a fait don. À sa mort, les héritiers s’empressent de disperser le trésor, et c’est un vrai miracle si les sonates, réapparues en 1835, sont rachetées par la Biblioteca Marciana de Venise, où elles sont encore aujourd’hui.
Quant à Rosy, il finit mal, victime d’un chagrin d’amour. La belle, disait-il, lui avait “cassé les cordes” du coeur, ce qui pour un claveciniste est sans remède.
La sonate et le grand mix de la semaine
La 39 est un des cadeaux de Scarlatti à son vieil ami Roseingrave. Une sonate ancienne mais déjà très virtuose, jouée ici par Horowitz…
…et par Vivian, 10 ans :
Quant aux concertos d’Avison, ils consistent à immerger plusieurs sonates hachées menu dans un orchestre, et à laisser mijoter jusqu’à ce qu’elles perdent toute consistance :
Nicolas Witkowski
Chroniques scarlattiennes
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