Pierre Soulages présente en ce moment à la Galerie Karsten Greve des œuvres réalisées entre 2013 et 2015. Le calcul est simple : il a peint ces toiles entre 92 et 94 ans. Michel Bouquet, 89 ans, et Robert Hirsch, 90 ans, arpentent toujours les plateaux de théâtre, tout comme Charles Aznavour continue à se produire sur scène, à 91 ans, tandis que Claude Régy, 92 ans, ou Peter Brook, 90 ans, poursuivent leur travail de metteur en scène. Yves Bonnefoy, 92 ans, et Michel Déon, 96 ans, ont récemment publié de nouveaux ouvrages. Le 28 octobre sortira Le Caravage, le nouveau film d’Alain Cavalier, qui vient de fêter son 84e anniversaire. Un petit jeune, comparé aux artistes précédemment cités. Mais, comme pour les autres, ce Bentô s’interroge sur cette longévité, sur les effets d’un âge avancé sur la pratique artistique, et sur le regard que nous lui portons.
Force est de constater, pour la plupart des exemples cités, et pour ceux qui vous viendraient à l’esprit, que plus les artistes avancent en âge, plus ils semblent être débarrassés de contingences diverses pour tendre vers une épure toujours plus grande, ou en tout cas une sorte de radicalisation de leur travail. Pour autant, il faut se méfier des conclusions hâtives, en pensant que les questions d’ego n’interfèreraient plus avec l’acte créateur, et que, se sentant forcément plus libres au crépuscule de leur vie, les artistes pourraient enfin donner le meilleur d’eux-mêmes. Plusieurs arguments peuvent en effet facilement être opposés à cette vision simpliste, à commencer par le fait qu’on ne devient pas subitement génial passé 80 ans, mais que si on l’est, c’est qu’on l’a toujours été ! En effet, parmi tous les exemples que j’ai cités plus haut, la valeur n’a pas attendu le nombre des années, bien au contraire. À l’inverse, ne pas perdre de vue le fait que si nous regardons ces artistes avec admiration, c’est aussi en raison de leur âge, comme si la vieillesse était une maladie, là où elle n’est qu’un âge de la vie. Encore faut-il l’atteindre, certes…
Il me faut ici préciser que l’idée de ce Bentô m’est venue en découvrant The Visit, le nouvel opus du cinéaste américain M. Night Shyamalan. Dans ce film d’horreur à petit budget, une adolescente et son petit frère vont passer une semaine chez leurs grands-parents. Ils ne les ont jamais vus auparavant car leur mère s’est brouillée avec eux avant leur naissance. Le film bascule dans l’horreur quand, le soir venu, les deux jeunes gens découvrent les agissements étranges de ces vieilles personnes, visiblement victimes de syndrome de démence sénile, mais aussi d’incontinence et autres plaisirs des âges avancés. Si le twist final du film peut remettre en question la lecture que l’on en a faite jusqu’à icelui, la thèse assez simple du film peut s’énoncer comme ceci : “L’horreur, c’est la vieillesse !”
Comme dans une dynamique inversée, le fait que des artistes octogénaires ou nonagénaires puissent produire des œuvres qui nous émeuvent à ce point, en usant de leur art avec une telle finesse, une telle science, les place dans une sorte de pré-Paradis idéal. Ce faisant, nous ne faisons pourtant que conforter le sentiment anti-vieux, largement répandu dans nos sociétés, sentiment qui s’accompagne évidemment d’exceptions, pour mieux le renforcer. À y regarder autrement, on devrait peut-être tout au contraire se dire, en découvrant ces œuvres tardives : “Vivement que je vieillisse !”
Arnaud Laporte
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