La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Le jaune est mis
| 07 Avr 2019

De quelques couleurs fatales
au prisme des humeurs sociales

 

Dans son édition du 20 octobre 2018, Le Figaro, qui, comme chacun sait, est qualifié pour observer le monde, informait ses lecteurs que le président Macron avait rencontré les directeurs de musées, maints experts et autres talents, à la Foire internationale d’art contemporain de Paris. On y vit, paraît-il, monsieur Alechinsky, Prix Praemium Imperiale 2018, parmi d’autres artistes et confrères inspirés : galeristes, collectionneurs, conservateurs, courtiers, marchands, critiques d’art, journalistes… On croyait avoir tout entendu de la bouche du président, dont on sait qu’aucune inhibition ne ralentit le train jupitérien. Loquace, il égrène les perles par chapelets et vient parfois en lâcher furtivement une fort jolie, qui ne suscite d’ailleurs pas le moindre sourcillement de l’éditorialiste ébahi par l’agenda culturel du sémillant chef d’État : « Après avoir reçu le monde du cinéma lors du festival de Cannes, puis les milieux patrimoniaux pour le lancement du loto du patrimoine, le président avait donc convié “tout ce qui compte” dans l’art contemporain français dès 17  heures, vendredi ». Voilà donc « tout ce qui compte » et quelque autre menu fretin à l’écoute d’un message puissamment médité : « J’ai besoin, leur dit-il, d’indisciplinés et de gens inspirants ! ». Audaces fortuna juvat, aurait pu ajouter Jupiter, qui ignorait alors que des indisciplinés, béotiens et artistes confondus, viendraient bientôt le pendre au mot. La morgue bien naturelle des monarques obligeant, personne n’osa alors éclater de rire. Au service de sa discipline, le chroniqueur ajoutait : « Il y a de quoi, pour Emmanuel Macron, célébrer une France attractive et brillante, celle de la création et de la Culture ». Quelques semaines plus tard, le « besoin » présidentiel, énoncé en forme de flatterie d’usage aux courtisans de l’art-biz parisien, résonne comme une prophétie boomerang. Tous les samedis, en effet, le fringant satrape peut désormais étancher son « besoin » d’indiscipline à la source de la tromperie fiscale qui fait gronder le pays ! Ses paroles invitant aux initiatives audacieuses résonnent aujourd’hui de la plus ironique manière dans ce que Gustave Le Bon nomme « l’unité mentale des foules ».

Mais d’abord l’ironie. La plupart des invités de l’Élysée, rapporte le périodique bien informé, était ensuite attendue au grand Bal Jaune donné par la Fondation Ricard pour l’art contemporain. Ça ne s’invente pas. Ricard ! Éponyme de l’apéritif très pop, confondu avec le Pernod, qui déborde par les temps qui courent sur les ronds-points, de la couleur idoine, précipité jaune dans un peu d’eau, parfumée à l’anis, de préférence avec olives et cacahuètes ! Comme dans la réclame : « Garçon ! un RICARD, ‘à la marseillaise’ ! ».

Eh bien, croyez-le ou non, Ricard c’est aussi une fondation tout ce qu’il y a de chic. Elle convie, en marge de chaque édition de la FIAC, « tout ce qui compte » du monde de l’art, cette fois à l’hôtel Salomon de Rothschild, 75008 Paris, pour clore en beauté, dit-on, une semaine d’ivresse artistique contemporaine. F. Hyber et ses oursons ©DRLe dress-code de rigueur, comme l’apéro, très humblement, jaune, avec, tenez-vous bien, des nounours façon poupée gonflable, jaunes fluo, produits de l’inspiré Fabrice Hyber, le tout joli comme tout, avec guirlandes et cotillons, remise de prix et ministre de la Culture en personne. C’est beaucoup mieux raconté par Say Who, shooting à l’appui, qui, selon Google, « met son savoir-faire au service des marques Luxe & Lifestyle afin d’engager leurs communautés clés » (sic). Mis à part le Pernod, le Bal jaune à Ricard, où vient guincher tout le beau linge de la FIAC, n’a pas grand-chose de commun avec le Balajo de la rue de Lappe, qui fit tourner la tête à trois générations de midinettes et de mauvais garçons. On a vu l’accordéon reprendre du service sur des ronds-points et des gilets jaunes valser sur une goualante de la môme Piaf. Quelques soirs plus tard, la mairesse de Paris, convaincue que le mouvement était mort, voulut maintenir son « Bal populaire » place de la Concorde. De la peinture à la chanson, il n’y a qu’un pas de danse tant pour les indigents que pour « tout ce qui compte ». Allez venez Milord !

Bien entendu, Jupiter soliloquant ignore qu’il y a deux catégories d’indisciplinés et de gens inspirants, deux catégories auxquelles n’échoit pas le même type de reconnaissance artistique –  souffrez l’euphémisme. Ainsi, à considérer la peinture, il y a de toute évidence plusieurs façons de s’y prendre parmi nos contemporains. L’artiste Milo Moiré, par exemple, aussi nue qu’une poule sans plume juchée sur un perchoir, pond des œufs emplis de peintures au-dessus d’une toile étalée sur le parvis de Beaubourg. Les œufs éclatent sur une toile qui, pliée in situ, déploie ensuite un motif de Rorschach coloré, qui ne conduit pas toutefois à des mesures psychométriques ou à un diagnostic clinique sur l’état de la patiente. Dommage…

CRS en Jaune ©DR

Entre autres événements remarquables, on trouve des happenings qui suscitent moins d’applaudissements pour leurs auteurs : des gilets jaunes – qui remplissent, convenons-en, les conditions d’indiscipline et d’inspiration  – vinrent asperger de peinture à l’eau, jaune fluo, des CRS déguisés en Dark Vador. Dans un cas, nous dit-on, c’est de l’art, dans l’autre non. Allez comprendre ! Peut-être parce que les gilets jaunes ignorent les corps intermédiaires, en politique comme en art… N’étant promue par aucun agent artistique, la plus belle de leur inspiration n’accède jamais au statut d’« œuvre » ni, ce faisant, au firmament du marché « fiacceux »…

Ainsi, lorsque feu Karl Lagerfeld, sollicité par la Sécurité routière en 2008, revêt un gilet jaune devant les photographes, on ne doute pas des pouvoirs alchimiques du créateur : « C’est jaune, dit-il, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie ». Cette défense altruiste en faveur du prêt-à-porter devait attendre une dizaine d’années pour donner ses plus beaux fruits sur les ronds-points de France. Autre slogan persuasif de l’autorité routière : « Le gilet jaune n’est pas fait pour faire joli. Il est fait pour être vu. » Au fond, comme les œuvres d’Anish Kapoor, créateur prolifique d’orifices, ou de Paul McCarthy, spécialiste de ce qui en sort ou y pénètre, qui ne font pas joli, mais sont faites pour être vues, de préférence à Versailles ou place Vendôme, excusez du peu, de quoi inspirer le vandale dans les deux cas… Toujours est-il que les crève-la-faim de la République entendirent le message. Le mérite philosophique en revient essentiellement à la maréchaussée. En considérant que la valeur d’une vie humaine – symboliquement fluorescente  – était égale à celle d’une œuvre de Lagerfeld, s’interrogeait-elle, comme Hegel avant elle, sur la mort de l’art, avec ou sans intention de la donner ?

Pub Sécurité routière Lagerfeld en gilet jaune

Lorsqu’un gilet jaune reste en panne une vie durant au bord de l’autoroute de la prospérité et trouve enfin à fraterniser sur les ronds-points, il se sent naturellement pousser des ailes vers les Champs Élysées où les héros antiques morts au combat glorieux séjournent pour l’éternité. On vit même Achille et ses Myrmidons boxer à mains nues les phalanges adverses sur une passerelle de la Seine. Une foi nouvelle le transporte, et les rêves insurrectionnels prennent forme en mises en scène meurtrières et saillies artistiques. C’est presque naturellement qu’on en vient à retrouver des équivalences entre les inspirations des gilets jaunes et le Street Art. Il faut bien sûr pour cela élargir la notion très normative d’art. Nombre d’artistes avant-gardistes ont cherché ou, pour ceux qui y croient encore, cherchent à projeter quelque chose de la vie sociale indisciplinée dans leurs créations. De la même façon, on peut considérer certaines réalisations mises en spectacle au sein de mouvements sociaux hétérodoxes comme des décharges pulsionnelles artistiques, dans un espace qui n’est bien sûr jamais celui des expositions reconnues et autorisées… Simulacres, pastiches, caricatures, détournements investissent l’espace public par effraction, et les références à la violence révolutionnaire ne manquent pas : une guillotine en contreplaqué pour Jupiter ; cinq Marianne posant, seins nus métallisés par l’artiste performer Déborah de Robertis, sous le nez de CRS en formation de bataille ; une autre Marianne, revêtue d’un soutien-gorge par le graffeur P. Boy sur un mur parisien du 19e arrondissement, – en réponse aux seins nus précédents, petite guerre entre artistes oblige – entraîne les insurgés des « Trois glorieuses » en gilets jaunes, actualisant ainsi La liberté guidant le peuple de Delacroix… D’autres plus kitsch, ventripotents et goguenards : un père Noël en gilet jaune avec sa hotte pleine de cadeaux (ISF, flat tax, exit tax, PFU, CICE et des meilleurs) ; des automobilistes gilets jaunes masqués en petits cochons et pandas, dans le pur style néo-pop de Jeff Koons… La galerie est foisonnante.

Petits cochons en gilet jaune ©DR

L’histoire de l’art offre maints exemples d’une relation initiale « inspirante » avec les mouvements sociaux indisciplinés. Bien avant les complicités mondaines de l’art contemporain et de « tout ce qui compte » en banque à la FIAC, cette relation s’est fondée sur une dépense somptuaire où création et destruction sont étroitement nouées. Le vandalisme semble d’ailleurs la contrepartie politique récurrente de toute création qui accède à l’espace public.

Sculpture de Francis Guyot incendiée à Châtellerault ©DR

Récemment, une main criminelle mit le feu à la sculpture de l’artiste Francis Guyot, installée au beau milieu du rond-point du péage Châtellerault-nord. L’œuvre monumentale représentait une autre main, jaune celle-là, tendue vers le ciel, sur laquelle circulait un chapelet d’automobiles noires. En réponse à leur évacuation manu militari par les forces de l’ordre, quelques gilets jaunes mécontents revinrent nuitamment incendier le chef-d’œuvre. Ils entendaient donner raison à l’association des « Contribuables Associés » qui faisait figurer ce rond-point parmi les pires de France, dénonçant au passage un gâchis patent d’argent public. Les auteurs de l’autodafé courent toujours, l’artiste et l’autorité municipale gémissent encore, et le gendarme, féru des dernières techniques d’investigation que Georges Chaulet présente dans son célèbre précis du limier intitulé Fantômette contre la Main jaune, enquête.

Tôt ou tard, peu ou prou, l’art officiel, ou celui qui rencontre la fortune du marché, s’expose à des assauts sociaux impitoyables. La chute de la monarchie déclencha une période de destruction générale des symboles ostensibles de l’ancien régime. Le 14 août 1792, un décret de l’Assemblée nationale autorisa les initiatives de vandalisme, et le Comité de salut public décida ensuite la destruction des mausolées royaux de l’abbaye de Saint-Denis. Les dépouilles des Bourbons furent jetées à la fosse commune, les sculptures funéraire brisées, les statues et les stèles de bronze fondues pour donner des boulets d’artillerie. L’Abbé Grégoire, pro-révolutionnaire de la première heure et inventeur du néologisme « vandalisme », adressa un rapport atterré et circonstancié à la Convention en date du 14 fructidor de l’an II, où il énumère les saccages accomplis ou en cours : « Le mobilier appartenant à la Nation a souffert des dilapidations immenses parce que les fripons, qui ont toujours une logique à part, ont dit : nous sommes la Nation. » Ce mobilier comprenait des bibliothèques entières, renfermant des trésors irremplaçables, brûlées, pillées, cédée à vils prix ou au profit des larrons, des œuvres picturales ou sculptures de toutes époques furent détruites ou dilapidées, et il se trouva parfois un Alexandre Lenoir pour tenter de sauver ce qui pouvait l’être.

Alexandre Lenoir s’opposant aux destructeurs de Saint-Denis (1793). Paris, musée Carnavalet

Faut-il voir une quelconque différence entre ces destructions et celles des Bouddhas de Bâmiyân ou des monuments de Palmyre dont les Talibans et l’État islamique revendiquèrent respectivement les exploits, ou celles ordonnées par Goebbels dans son projet d’éradication de « L’art dégénéré » ou celles de Savonarole dressant moult « Bûchers des vanités » ? Toute proportion gardée, la profanation de l’Arc de triomphe en marge de la manifestation des gilets jaunes du 1e décembre dernier est due aux mêmes fripons dont parle l’abbé Grégoire. 227 ans après le sac de l’abbaye de Saint-Denis, le président du Centre des monuments nationaux rappelle l’histoire glorieuse du monument « voulu par Napoléon, inauguré en 1836 par le roi Louis-Philippe, [… et où] prit place la tombe du soldat inconnu ». Si l’histoire se répète, c’est sans doute que le rapport social aux œuvres patrimoniales n’a pas changé et semble même, de l’Afghanistan à la Syrie en passant par l’Allemagne du IIIe Reich et la place de l’Étoile, transculturel. La chute du mur de Berlin et la fin de l’empire soviétique a donné libre cours aux destructions de la plupart des symboles marxo-lénino-staliniens. Dernier vestige, collant comme un sparadrap crypto-bolchevique, la momie de Vladimir Ilitch Lénine repose encore dans son mausolée moscovite, enveloppée d’un épais silence sur le sort qui lui pend au nez. En 2015, l’Ukraine, engagé dans la « décommunisation » du pays, a ordonné le changement de nom d’un millier de villes, de villages ou de lieux mémoriels, et a déboulonné tous les emblèmes et monuments communistes, comme la statue de Lénine à Zaporozhye, préalablement revêtue du maillot de l’équipe nationale de football, de couleur… jaune.

[Statue de Lénine déboulonné en maillot jaune. Zaporozhye, Ukraine] ©DR

Une disgrâce moyenâgeuse, Pastoureau le dit, est attachée au jaune. Le fond reptilien de la conscience historique fait résurgence en couleurs. Coextensive au mouvement des gilets jaunes, comme de toute révolte sociale, la violence des black bloc et des forces de l’ordre se donne en habits noirs. Au prisme des humeurs sociales, les biens précieux et les œuvres patrimoniales, exposés dans l’espace public ou dans les foires mondaines du marché, se décomposent en un spectre de couleurs fatales.

Charles Illouz
Arts plastiques

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