La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Luminothérapies
| 03 Sep 2015

Que mettre dans un Bentô ? C’est la question que se posent chaque jour des millions de Japonais. C’est une bonne question pour mon premier Bentô cuisiné pour délibéré.

La rentrée culturelle est certes bien engagée en littérature, mais aussi en cinéma et en musique, alors que les théâtres commencent ces jours-ci à rouvrir leurs portes et les galeries et musées préparent leurs nouvelles expositions. Si j’évoque ces différentes disciplines, c’est parce que Bentô en sera constitué, composant son menu en mettant en rapport des œuvres issues de champs artistiques différents, ou pas. Qu’est-ce qui fait lien, d’un artiste à un autre ? Qu’est-ce qui relève de l’air du temps, des questionnements contemporains, se répond d’une œuvre à une autre ? Là est le principe de ce Bentô.

J’avais imaginé plusieurs rencontres possibles dans cette chronique inaugurale, mais les principes étant faits pour être malmenés, y compris dès l’origine, j’ai choisi de faire toute la place à une œuvre-phare qui nous arrive à la fin de cet été, et qui bouscule tout le reste : Cemetery of splendour, d’Apichatpong Weerasethakul.

Le cinéaste thaïlandais n’avait pas tourné depuis Uncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, Palme d’Or en 2010. Avant cette consécration cannoise, celui qui aime qu’on l’appelle Joe – ce qui est certes plus simple – avait présenté une exposition intitulée Primitive, au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, dans laquelle on trouvait aussi bien photos, vidéos qu’installations. Le titre Primitive renvoyait autant à la nature, au désir de retour à la nature du cinéaste, qu’à la scène primitive freudienne, mais aussi à la phase actuelle du développement de l’esprit humain : selon Joe, le cerveau humain est encore à un stade primitif, dans lequel il ne perçoit qu’une dimension de la réalité. On voit bien, six ans après cette exposition, que toutes ces questions sont encore au cœur de la recherche du cinéaste, qui rend absolument “normale” la co-existence du rêve et de la réalité, du passé et du présent, des vivants et des morts, tout cela avec une extrême douceur et une attention à l’autre particulièrement émouvante, comme si cela allait de soi, alors même que le contexte de la Thaïlande contemporaine est tout sauf doux.

Il faut aussi noter la part prise par le directeur de la photographie dans la réussite éblouissante de ce film. Il s’agit de Diego García, un chef op recommandé à Joe par Carlos Reygadas, le cinéaste mexicain, auteur notamment du fascinant Post tenebras lux. Ce fait confirme pour moi le lien entre les deux cinéastes, et même avec un troisième, Miguel Gomes, qui a pour sa part emprunté à Joe son chef-op habituel, avec qui il a tourné sa trilogie des 1001 nuits

Ce réel onirique à tendance cauchemardesque, à l’œuvre dans Cemetery of splendour, c’est celui de l’état du monde que filment ces cinéastes, qui sont donc respectivement thaïlandais, mexicain et portugais. En attendant le prochain opus de Reygadas, on peut également faire un parallèle entre la récente trilogie du Portugais et le nouveau film du Thaïlandais. Se sentant dans l’incapacité de raconter une nouvelle histoire, Miguel Gomes est secouru par Shéhérazade, qui va nous raconter les heur(t)s et malheurs du Portugal contemporain, un pays qui, selon le carton placé au début de chacun des trois films, a été victime “d’un programme d’austérité imposé par un gouvernement dépourvu de tout sens de justice sociale”.

En écho à la paupérisation portugaise, Apichatpong Weerasethakul nous parle à l’évidence de l’état de la Thaïlande, sous le joug d’un régime militaire particulièrement dur depuis l’année dernière, et concentre son film sur un hôpital dans lequel on tente de soigner des soldats frappés par un mal mystérieux qui les a plongés dans un profond sommeil. Or, quel est le traitement imaginé par les médecins ? La luminothérapie, soit une exposition à une lumière diffusée, ce qui n’est pas très loin de la définition d’une projection cinématographique. Non pas l’art comme thérapie, mais l’art comme seule possibilité de rester en vie, ou de revenir à la vie.

Qu’est-ce qui les retient prisonniers du sommeil ? Se réveilleront-ils ? Ce sont des questions auxquelles le cinéaste se confronte. Il le fait merveilleusement, serait-on tenté de dire littéralement.

Arnaud Laporte

[print_link]

0 commentaires

Dans la même catégorie

Mea culpa

Retour sur le Bentô de la semaine dernière et sur les réactions qu’il a pu susciter. L’occasion de relever ici un fait récurrent concernant la critique en général. Parler ou écrire à propos d’un film, d’un spectacle, d’une exposition, d’un livre… ce n’est jamais critiquer personnellement leurs auteurs mais le résultat de leur travail, à un moment donné. Insultes et menaces en tous genres parsèment la vie du critique. Mais il faut tenir bon, continuer à regarder, lire ou écouter sans complaisance, et essayer de transmettre le plus honnêtement possible ce que l’on a ressenti, analysé et pensé d’une œuvre. (Lire l’article)

Nécrologies

Lu sur Twitter : “Dans 10 ans, si on vous demande au Trivial Pursuit de donner la date de décès d’un artiste, essayez 2016 !” Il est vrai que ce début d’année est particulièrement endeuillé. Et ces décès en cascade nous permettent d’étudier d’un peu plus près le traitement médiatique des morts d’artistes. Démonstration avec Pierre Boulez, David Bowie, Jacques Rivette, Ettore Scola, Andrzej Zulawski, Ellsworth Kelly, Gottfried Honegger, Leila Alaoui et Umberto Eco. (Lire l’article)

La répétition

Aller voir le film Un Jour avec, un jour sans, de Hong Sang-Soo. Aller voir Couple, la pièce de Gilles Gaston-Dreyfus. Rejouer les mêmes scènes, mais avec de légères variations. Qui changent tout. Et avoir l’impression de l’avoir déjà écrit, et donc de l’écrire à nouveau. Mais n’en trouver nulle trace nulle part. Être pourtant certain de l’avoir déjà écrit, ce Bentô. Donc de le répéter. Et d’écrire une variation sur le Bentô premier. Mais ne trouver aucune trace nulle part de ce qui n’est donc peut-être qu’un Bentô rêvé. Ou un Bentô à venir… (Lire l’article)

L’attente

Qu’attend-on de l’arrivée d’une nouvelle œuvre – livre, film, disque – d’un artiste que l’on apprécie ? Qu’attend-on d’y trouver ? La même chose que l’on a aimée ? La même chose, mais en mieux ? Une rupture qui nous entraînera vers de nouveaux rivages ? Et comment l’attente prend-elle fin ? Trois exemples pour en parler : la sortie en librairie de Toutes les femmes sont des aliens d’Olivia Rosenthal, du tome 1 d’Histoire de la littérature récente d’Olivier Cadiot, et celle du film de Sharunas Bartas, Peace to us in our dreamsEt en bonus, celle de l’album ANTI de Rihanna. (Lire la suite)

Autobiographique

Comment se raconter, comment orchestrer l’aller-retour entre réel et fiction pour se faire entendre ? Réponses à travers trois films (Peace to us in our dreams de Sharunas Bartas, Peur de rien de Danielle Arbid, Mad love in New York des frères Safdie), deux livres (Le silence de Jean-Claude Pirotte, Est-ce qu’on pourrait parler d’autre chose ? de Roz Chast) et un spectacle (Les chatouilles ou la danse de la colère d’Andréa Bescond). Lorsqu’il s’agit de se raconter, c’est toujours à l’autre qu’un artiste parle, et c’est ainsi qu’il fait bouger son monde et le nôtre. (Lire la suite)