Bizet et Mérimée ont quitté la scène littéraire et musicale. Bien leur en a pris. Ils n’auraient sans doute pas supporté qu’une vulgaire danseuse de flamenco ravisse leur créature, leur Carmen. Or, celle qu’ils auraient peut-être méprisée, c’est María Pagés, qui a ouvert avec certains de sa génération (elle a 51 ans) la voie d’un flamenco enfin débarrassé du franquisme et de son folklorisme de bas étage. Elle trafique avec cinq musiciens les mélodies de Bizet dont elle rappelle, avec deux chanteuses, certains extraits. Et elle s’amuse tout en citant des passages des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar.
Le spectacle s’ouvre comme un éventail au-dessus de sa tête. Elle ne s’interdit rien, ni les volants, ni les peignes… qui ne sont pas des ringardises mais des objets utiles qui ont marqué sa vie depuis qu’elle a commencé, enfant, à les manipuler : “J’utilise tous ces objets que j’aime car ils me constituent en partie, mais je les mets dans un autre contexte, ils perdent leur fonction initiale. Ils deviennent symboles. Il faut arracher ces objets à ceux qui en font juste des images, du commerce, du folklore galvaudé.” Pour le coup, on est servis. Car la chorégraphe et danseuse arrache aussi des mains de leurs prétendus créateurs la figure emblématique de Carmen. Elle clame “Yo, Carmen” (titre du spectacle) et là, toutes les femmes mettent le nez à la fenêtre pour répondre car toutes -ou leurs mères, ou leurs filles, ou leurs cousines- s’appellent Carmen. Elle invective le public : “Je suis Carmen, tu es Carmen, nous sommes Carmen”. Elle ne fait pas porter des robes aux hommes qui font un court passage sur scène, pourtant eux aussi sont des Carmen, laissés pour morts dans une ruelle d’une banlieue de Séville.
Elle est aussi le fantôme d’une autre Carmen, Carmen Amaya, ou bien devient une Carmen femme de ménage. Dans des robes à la Martha Graham revisitée par la calligraphie arabe, des points de suture ou des cicatrices, elle avance avec ses six danseuses qui n’ont pas l’intention d’être sacrifiées. Yo, Carmen, c’est l’inverse du Sacre du printemps. Si Carmen fut un jour élue, elle a repris du poil de la bête. “C’est, dit María Pagés, comme si vous étiez devant un tribunal. Vous dites : Oui, je suis Carmen ! Mais ils l’ont tuée.” Une aubaine pour toutes les autorités. Pour les religieux (une dépravée de moins), pour les amoureux (une pute de moins), pour la police (une gitane de moins), pour les Carmen (une rivale de moins), pour le danseur japonais Kazuo Ohno qui fut habité par La Argentina (une copine de plus).
Dans ce spectacle, donné en ouverture du Festival de Mont-de-Marsan, devant 1 200 spectateurs, María Pagés est une reine. Avec une simplicité désarmante. Quand elle prend la parole, c’est pour la donner aux autres. Et, dans le genre, elle manie l’éventail avec superbe. La danse sait conjuguer les pas, les silences, les suspensions. Devant le morceau des “balais”, on jubile quand elle remplace le châle traditionnel par des torchons de cuisine. Facile ? Oui, mais tellement bien vu. “Carmen !…” Je dois vous quitter, on m’appelle.
Marie-Christine Vernay
Danse
Festival Arte Flamenco, Mont-de-Marsan, jusqu’au 11 juillet, 05 58 05 40 35.
[print_link]
0 commentaires