Amour, au-delà de colère, indignation, révolte. Après Lesbos 2020 Canaries 2021, puis Îles des Faisans 2021-2022, l’amour inspire de bout en bout Mer d’Alborán 2022-2023, de Marie Cosnay, ultime volume de la trilogie « Des îles », œuvre majeure, œuvre de clarté dans la confusion de notre temps. Amour, de sens plein, fait de l’autre un frère, une sœur, sans besoin de plus de foi que cette appartenance à une humanité commune qui nous engage.
Sur la rive du non-accueil – l’Europe à sa frontière sud – débarquent les survivants et survivantes des voyages dont les récits ont la profondeur de l’épouvante. Mer d’Alborán, mer des deux mers qui relie la Méditerranée à l’Atlantique par le détroit de Gibraltar. Puisque des traités ont interdit les chemins sûrs, puisque des lois ont fermé les frontières, hommes, femmes que ces murs n’arrêtent pas, s’élancent des côtes du Maroc, d’Algérie, de Tunisie sur la mer d’Alborán dans des bateaux incertains. Dans l’aventure, iels risquent le naufrage, leur vie et le savent. Il y a des survivant·e·s, mais beaucoup n’arrivent pas. Les disparu·e·s sont les héros et héroïnes de cette « tragédie invisible » que l’écriture intègre de Marie Cosnay soustrait au silence complice.
En quête
Où est mon frère ? Où est ma sœur ? Enfants, parents, ami·es cherchent leur proche, se perdent dans un réseau obscur d’aidant·es ou d’escrocs. Comment distinguer entre un visage et un masque qui affirment tous deux pouvoir aider ? Comment ne pas entendre et voir ce que l’on a envie d’entendre et de voir dans le millefeuille de récits contradictoires, de fausses promesses, de mensonges, de mots dits puis tus, de photos montrées puis cachées ? En quête, sans répit, d’un espoir de vie, d’une preuve de mort à refuser, en quête de la vérité désirée mais fuie, à jamais inaccessible: «La seule vérité est dans la poursuite de la pensée: je cherche mon fils, je cherche mon frère, recommençant toujours.»
Des îles, mer d’Alborán 2022-2023 est une enquête menée par l’autrice sur la terre d’Espagne avec des allié·e·s des deux rives. Au cœur de la tension narrative: des disparu·e·s, des corps. Établir la correspondance entre un corps retrouvé ici et un disparu déclaré là-bas est toute une affaire: c’est un travail collectif que de « devenir » un mort.
Les restes humains que la mer rend aux vivant·e·s entrent dans un processus médico-légal que viennent brouiller les accords ou désaccords entre nations, les lenteurs administratives, les incohérences et une mauvaise volonté générale qui fait fi des souffrances de celles et de ceux qui ont un disparu et pour qui le temps s’est arrêté: « […] une sœur qui a perdu son frère tient l’espérance de le retrouver vivant, elle ne fait pas sa vie, ne se marie pas, tant, et tant de souffrance, je ne savais pas qu’il y avait tant d’amour entre une sœur et un frère, entre un frère et un frère, chaque nuit une sœur parle à son frère disparu, on ne peut pas trouver les mots pour dire cette douleur […] », souffle Khadidja une nuit au téléphone.
Morts et mortes ont beaucoup à dire, parlent aux vivant·e·s, les remuent, les révèlent, les conduisent où iels ignoraient devoir un jour se rendre et souvent pour le pire. Usant de l’apparente évidence d’une langue épurée, Marie Cosnay dévoile la complexité de ce qui se joue dans cet acte fondateur de nos civilisations: l’inhumation des défunt·e·s. Elle décrit, avec une inquiétude surmontée par la douceur, ces lieux à part que sont les cimetières:
« La porte est grande ouverte. Ici, le bâtiment où on lave les morts. Il y a des chaises en plastique contre les murs. On est sur le seuil, cadré de bois. Et ça te prend de face, d’un coup: l’allée, large, de cyprès, verts et presque noirs, et au milieu, vous les morts, vous qui attendiez précisément ma petite visite, et au loin, dans le ciel bleu, ces quelques étages de montagne, la plus haute est enneigée. »
Les corps et la terre
La politique, bien évidemment, s’impose partout et jusque dans les cimetières, reproduisant inégalités sociales et discriminations religieuses dans l’accès au rituel, à une place en terre. Des « pas de côté », mettent en perspective cette violence qui est faite aux vivant·e·s parce qu’elle est faite aux mort·e·s: l’incroyable difficulté à obtenir un enterrement respectueux, à obtenir une place où reposer en paix entouré·e de la protection des sien·ne·s. Ce sont des détours par l’Histoire.
Mais ni pas de côté, ni détour: rappeler l’Histoire c’est parler d’aujourd’hui. Car qui sont ces morts et ces mortes du voyage sinon, pour la majorité, des Musulman·e·s? L’écriture de l’Histoire qui devient conte, qui se fait mythe sans cesser d’être histoire, est soudain plus nerveuse, plus active, centrée sur les mouvements de va-et-vient d’une rive l’autre, ces traversées de la mer d’Alborán non seulement pour le commerce mais par expulsion des Morisques ou enrôlement de soldats marocains par le régime franquiste. Ces tableaux à la pâte lumineuse éclairent l’angle colonialiste par lequel, en Espagne, les défunt·e·s musulman·e·s sont encore considéré·e·s.
Se plonger dans les livres d’Histoire, écrire pour dire ce qui est aujourd’hui, pour garder trace de ce qui a lieu. Des iles mer d’Alborán 2022-2023, comporte des annexes dont la portée est bien plus que documentaire. Un trou de mémoire comblé, une lettre aux autorités, une note d’information d’une municipalité, ces grilles faites par Maria Ouko dans lesquelles sont inscrits les départs, les naufrages, les noms des disparu·e·s, des messages de recherche, cette liste établie par Ryad Lichani des bateaux partis d’Algérie mais jamais arrivés, le nombre de passagers. Et des photographies personnelles qui montrent ce que l’on voit en montrant aussi ce que l’on ne voit pas. Ces faits marqués sont preuves des combats menés contre les lois européennes assassines, parce que « les départs sont des luttes de résistance et de liberté ».
Marie Cosnay cherche et questionne; il s’agit de comprendre c’est-à-dire d’embrasser par la pensée, par le coeur aussi, saisir avec soi ce qui se passe dans la contemporanéité du crime collectif, provoqué, entretenu, organisé. L’autrice s’interroge aussi sur sa situation dans l’enquête:
« […] j’étais, je pensais, quelque chose comme vecteur, ou filtre, et mon guide et compagnon, alors que rentrions par la porte entrouverte et que le silence et le calme nous surprenaient, nous qui les avions cherchés, me disait en chuchotant: vous êtres un témoin. Filtre et vecteur et lui disait témoin, il disait témoin puis désignait des tombes sans nom, toutes petites, parsemées comme les autres de cailloux blancs […] ».
Si nous nous sentons souvent rompu·e·s par l’impuissance à exiger que la fermeture meurtrière des frontières cesse, Marie Cosnay nous offre la possibilité d’être des vecteurs, ces porteurs d’un savoir que la lecture indispensable de la trilogie Des Îles nous transmet. Lire Mer d’Alborán 2022-2023, et porter en nous, pour longtemps, sa poésie grave, avec amour et respect.
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Marie Cosnay, Des îles: mer d’Alborán 2022-2023, Éditions de l’Ogre, janvier 2024.
Lesbos 2020 – Canaries 2021, premier volume de la série « Des îles », a été publié en 2021, et le deuxième, Îles des faisans 2021 – 2022, en 2023.
À lire également:
« Sur la ligne de crête, deux enfants juifs », par Juliette Keating, mars 2021
« Un territoire, c’est ce que tu peux partager », entretien avec Marie Cosnay, par Juliette Keating, novembre 2021
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